Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/547

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mal habillés, qui préfèrent les gens de petit état aux gens de bonne maison, et sont assez absurdes pour faire peu de cas de la fortune.

(153) Ce revirement s’opère ordinairement de la manière que voici. Il vient un jour où le parti rétrograde est obligé de se poser en persécuté et de réclamer pour lui les principes qu’il avait combattus. Soient, par exemple, les principes de la souveraineté du peuple et de la liberté. Ceux mêmes qui les avaient si vivement niés quand ils leur étaient contraires se sont trouvés par la force des choses amenés à les invoquer et a exiger qu’on pousse à leurs dernières conséquences les hérésies qui les avaient détrônés. Les idées nouvelles ne peuvent être vaincues que par elles-mêmes, ou plutôt ce sont elles qui vainquent leurs adversaires en les obligeant à recourir à elles pour les vaincre. Enfants qui croyez tirer en arrière le char de l’humanité, ne voyez-vous pas que c’est le char qui vous traine ?

(154) Cadit et sic aperiuntur oculi ejus (Num., xxiv, 4.)

(155) Chose curieuse ! Un mois après que la constitution a commencé à fonctionner, elle a besoin d’être interprétée. — Elle est violée, disent les uns. — Non, disent les autres. Qui décidera ? M. de Maistre a raison pour couper la racine des disputes, il faudrait l’infaillibilité. Le malheur est que l’infaillibilité n’est pas. Les principes ne portent que dans une certaine région. Il faut donc renoncer à trouver en quoi que ce soit l’ultérieur définitif, et maintenir la raison savante comme la dernière autorité. Il est si commode pourtant de se reposer sur l’absolu, d’embrasser de toute son âme une petite formule étroite et finie ! L’immensité de l’humanité effraie : la tête tourne sur ce gouffre.

(156) Il résulterait de là une situation très poétique et inconnue jusqu’ici : un esclavage senti et supporté avec délicatesse et résignation. L’esclave ancien n’était pas poétique, parce qu’il n’était pas considéré comme une personne morale. L’esclave des comédies antiques est crapuleux et infâme ; il n’a que la bassesse pour se consoler ; il n’est pas susceptible de vertu. Le nôtre serait supérieur à son maître, parce qu’il sentirait mieux le divin, et échapperait par l’amour à l’affreuse réalité.

(157) On est parfois tenté de se demander si l’humanité n’a pas été trop tôt émancipée. Les consciences fortes et individuelles comme les nôtres sont bien plus difficiles à atteler à une grande œuvre. On tient trop à sa volonté et aussi à la vie. Comment fera l’humanité, avec une liberté individuelle aussi développée que la nôtre, pour conquérir les déserts. Sera-t-il dit que l’homme sera devenu incapable de dompter tout l’univers, parce qu’il est devenu trop tôt libre ? Toute