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grande entreprise de cette sorte demande une première assise d’hommes. Songez à ce qu’ont coûte les colonies anglaises, celles des presbytériens et des méthodistes aux États-Unis, par exemple. De tels sacrifices sont devenus impossibles maintenant ; car le prix de la vie humaine s’est élevé : on est trop regardant. Qu’une vingtaine de colons tombent malades au début d’une colonie, on jette les hauts cris. Mais songez donc que les premières générations de colonisateurs ont presque partout été sacrifiées. L’Icarie de M. Cabet eût pu réussir il y a deux cents ans ; de nos jours, et surtout avec des Français, c’était une folie. Les grandes choses ne se font pas sans sacrifice, et la religion, conseillère des sacrifices, n’est plus ! Je me berce parfois de l’espoir que les machines et les progrès de la science appliquée compenseront un jour ce que l’humanité aura perdu d’aptitude au sacrifice par le progrès de la réflexion. L’homme accepte toujours le risque ; il va moins au-devant de la mort à coup sûr.

(158) Je suppose, par exemple, que la chimie découvrit à l’heure qu’il est un moyen pour rendre l’acquisition de l’aliment si facile qu’il suffit presque d’étendre la main pour l’avoir ; il est certain que les trois quarts du genre humain se réfugieraient dans la paresse, c’est-à-dire dans la barbarie. On pourrait employer le fouet pour les forcer à bâtir de grands monuments sociaux, des pyramides, etc. il serait permis d’être tyran pour procurer le triomphe de l’esprit.

(159) Nous sommes indignés de la manière dont l’homme est traité en Orient et dans les États barbares, et du peu de prix que l’on y fait de la vie humaine. Cela n’est pas si révoltant, quand on considère que le barbare se possède peu et a, en effet, infiniment moins de valeur que l’homme civilisé. La mort d’un Français est un événement dans le monde moral ; celle d’un Cosaque n’est guère qu’un fait physiologique : une machine fonctionnait qui ne fonctionne plus. Et quant à la mort d’un sauvage, ce n’est guère un fait plus considérable dans l’ensemble des choses que quand le ressort d’une montre se casse, et même ce dernier fait peut avoir de plus graves conséquences, par cela seul que la montre en question fixe la pensée et excite l’activité d’hommes civilisés. Ce qui est déplorable, c’est qu’une portion de l’humanité soit à ce point dégradée qu’elle ne compte guère plus que l’animal ; car tous les hommes sont appelés à une valeur morale.

(160) Exemple : il a été essentiel pour l’humanité que la nation juive existât, et fût dure, indestructible, toute d’airain comme elle a été. Passé le iie ou le iiie siècle, le tour était joué ; l’humanité n’avait plus que faire des juifs. Les juifs subsistent pourtant comme une branche morte. C’est qu’il fallait que les juifs fussent durs, vivaces, ce qui