Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/228

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pour vivre que le travail de ses mains, tu me réponds par ton propre exemple. Mais ton éducation, chère amie, n*’équivalait-elle pas à un fonds, puisque avec elle tu as pu dès ta première jeunesse suffire à toi et à ta famille ? D’ailleurs tes rares facultés, ta pénétration, ta force de caractère ne te placent-elles pas dans cet état exceptionnel, dont on ne peut jamais conclure à l’universalité des personnes ? Quelle femme peut être coupable de n’avoir ni ton iuntelligence, ni ton courage ? je parle uniquement, je le répète, de celle qui n’ayant pu recevoir d’éducation, n’ayant que les facultés très bornées des femmes du commun, et ne possédant aucun appui extérieur, n’a pour vivre que le travail le plus grossier. Eh bien ! sais-tu combien cette femme peut gagner par jour (sans compter les chômages forcés, maladies, etc.) ? le prix est réglé, universel à Paris. Elle reçoit trente-cinq centimes par jour. Et quand elle est vieille, qu’elle a les organes affaiblis, elle reçoit dix centimes ! Or, qui peut vivre avec cela ? Faut-il s’étonner ensuite que les statistiques témoignent qu’il en est quinze mille à Paris qui ont recours pour vivre à l’affreux moyen qui soulevait ton indignation ? Ces chiffres ne sont pas fictifs : ils se lisent dans tous les ouvrages d’économie politique ; je les tiens de M. Berthelot père, qui est employé fort activement au bureau de bienfaisance de son arrondissement.

Tu me diras, excellente sœur, que cela est triste, déplorable sans doute ; mais qu’on ne peut