Page:Revue de Genève, tome 3, 1921.djvu/208

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d’être appelé à connaître, sans être né pour cela. Voir clair à travers la brume de larmes qui voile encore vos yeux, reconnaître, noter, observer, et être obligé de mettre en réserve, avec un sourire, ce que vous avez observé, au moment où les mains s’étreignent encore, où les lèvres se rejoignent, où le regard, aveuglé par la force du sentiment, s’éteint… c’est infâme, Lisaveta, c’est vil, c’est révoltant… mais à quoi sert de se révolter ?

« Un autre côté non moins charmant de la question est l’indifférence blasée, la lassitude ironique à l’égard de toute vérité ; c’est un fait qu’il n’y a rien de plus silencieux, rien de plus morne qu’un cercle de gens intelligents et ayant fait le tour de tout. Toute connaissance est usée et ennuyeuse. Exprimez une vérité dont la conquête et la possession vous a peut-être procuré une certaine joie juvénile ; on répondra à vos banales lumières par un bref « évidemment »… Ah oui, la littérature fatigue, Lisaveta ! Il peut arriver, je vous assure, que, par pur scepticisme, et parce que vous vous abstenez d’exprimer votre opinion, vous soyez considéré parmi les hommes comme stupide, alors que vous êtes seulement fier et sans courage… Voilà pour la « connaissance ». Quant à « l’expression », il s’agit peut-être moins là d’une libération que d’un moyen de refroidir, de glacer le sentiment. Sérieusement, c’est quelque chose de bien glacial, une bien révoltante prétention que cette stupide et superficielle délivrance du sentiment par l’expression littéraire. Avez-vous le cœur trop plein, vous sentez-vous trop ému par un événement attendrissant ou pathétique, rien de plus simple ! Vous allez chez l’écrivain, et en un rien de temps il y mettra bon ordre. Il analysera votre affaire, la formulera, lui donnera un nom, l’exprimera, la fera parler, vous débarrassera du tout, vous y rendra indifférent pour toujours, et ne vous demandera aucun remerciement pour ses services. Et vous vous en retournerez à la maison soulagé, refroidi, éclairé, vous demandant ce qui pouvait bien, il y a peu d’instants encore, vous remplir d’un si doux tumulte. Et c’est ce froid et vaniteux charlatan que vous voulez sérieusement défendre ? Ce qui est exprimé est résolu, dit sa profession de foi. Si le