Page:Revue de Genève, tome 3, 1921.djvu/209

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monde entier est exprimé, le monde entier est résolu, libéré, aboli… Très bien ! Je ne suis pourtant pas un nihiliste…

— Non, vous n’en êtes pas un, dit Lisaveta. Elle tenait justement sa cuillère à thé près de sa bouche, et resta immobile dans cette attitude.

— Bon… bon… revenez à vous, Lisaveta ! Je ne le suis pas, vous dis-je, en ce qui touche le sentiment vivant. Voyez-vous, l’écrivain ne comprend pas que la Vie puisse encore continuer de vivre, qu’elle n’ait pas honte de le faire, une fois qu’elle a été expliquée et « résolue ». Mais, voyez un peu, malgré toute libération par la littérature, elle continue bravement à pécher sans se laisser ébranler ; car toute action est un péché aux yeux de l’esprit…

« J’ai fini, Lisaveta. Écoutez-moi. J’aime la vie — ceci est un aveu. Recueillez-le et conservez-le, je ne l’ai encore fait à personne. L’on a dit, on a même écrit et fait imprimer que je haïssais la vie, ou que je la craignais, ou que je la méprisais, ou que je l’exécrais. J’ai entendu tout cela avec plaisir, cela m’a flatté ; mais ce n’en est pas moins faux. J’aime la vie… Vous souriez, Lisaveta, et je sais pourquoi. Mais je vous en conjure, ne prenez pas pour de la littérature ce que je vous dis là ! Ne pensez pas à César Borgia, ou à je ne sais quelle philosophie ivre qui l’élève sur le pavois ! Je le méprise, ce César Borgia, je ne fais pas le moindre cas de lui, et je ne comprendrai jamais comment on peut ériger en idéal l’extraordinaire et le démoniaque. C’est comme l’opposé éternel de l’esprit et de l’art, — et non comme une vision de grandeur sanglante, et de sauvage beauté, non comme l’extraordinaire, que la vie nous apparaît, à nous qui sommes en dehors de l’ordinaire. C’est le normal, le raisonnable, l’aimable, la vie dans son attrayante banalité, qui constituent le royaume où vont nos désirs. Il s’en faut qu’il soit un artiste, ma chère, celui dont les rêves suprêmes, les rêves les plus profonds vont vers ce qui est raffiné, excentrique, satanique, celui qui ignore ce que c’est qu’aspirer à la naïveté, à la simplicité, à la vie, à un peu d’amitié, d’abandon, de confiance et de bonheur humain, — qu’aspirer secrètement, âprement aux joies de la vie habituelle !…