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la revue de genève

feint de ne pas éprouver ; autant de jeux qui ont leurs règles, dont le gain ou la perte dépendent du succès obtenu en société, où l’on marque un point à chaque bonne fortune, et où l’on joue sa réputation. Est-il surprenant que tant de conventions arbitraires règlent la littérature, alors que le monde qu’elle observe se donnait perpétuellement la comédie à lui-même ?

La Provinciale apporte une modeste contribution à notre connaissance d’une époque dont le fer révolutionnaire nous a séparés, et que nous aimons, que nous cherchons à comprendre en raison même du contraste qu’elle présente avec la nôtre. Rendons grâces à Marivaux qui, avec Watteau et Lancret, auréola de poésie le siècle abstracteur et froid dont il sut par miracle enrichir nos rêveries. Mais ne nous étonnons pas qu’on ait méconnu, lorsqu’il était présent, l’animateur de ce passé féerique. Bien des années s’écoulèrent avant qu’on devinât dans le marivaudage une exquise expression de la pudeur ; l’hésitation du cœur, le malaise au contact d’une joie intense, la révolte de l’égoïsme devant le don de soi, cette recherche d’une souffrance pour payer le bonheur avant de le savourer… Ses contemporains, après l’avoir applaudi comme un gracieux baladin, ne pardonnaient pas à Marivaux de vieillir ; — le temps seul le pouvait rajeunir ; — ils ne virent en lui qu’un écrivain hors série, dont chaque ouvrage n’était que ventus textilis, et qui traçait ses canevas sur des toiles d’araignée. Dans les quelques salons où ses succès l’amenèrent, on le trouva susceptible et froid ; réduit à la société d’un petit nombre d’amis qui n’ont guère parlé de lui, (Fontenelle dissertant de l’évolution de la comédie au XVIIIe siècle ne le nomme même pas), il avait trop d’amour-propre pour en laisser paraître. Cet aimable, cet honnête homme, un des plus purs poètes de la jeunesse heureuse, mourut à peine regretté. « Marivaux, écrivit Grimm, a eu parmi nous la destinée d’une jolie femme et qui n’est que cela, c’est-à-dire un printemps fort brillant, un automne et un hiver des plus durs et des plus tristes… »

De cet automne si triste, réjouissons-nous d’avoir pu cueillir une dernière rose.

Paul CHAPONNIÈRE.