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veilles de ses sensations incohérentes, il se résigna, quelque peu décontenancé, à écouter leur enseignement. Le plus vieux des aveugles entama un exposé de la vie, de la philosophie, de la religion, comment le monde (il entendait sa petite vallée) n’était d’abord qu’un creux vide dans les rochers, comment tour à tour il avait été peuplé d’objets inanimés auxquels manquait le sens du toucher, puis de lamas et de diverses autres créatures qui n’avaient qu’une intelligence élémentaire, ensuite d’hommes et enfin d’anges dont on percevait le chant et le bruit d’ailes, mais que personne ne pouvait toucher, — détail qui intrigua vivement Nuñez jusqu’à ce qu’il eût pensé aux oiseaux.

Le sage apprit à Nuñez que le temps était partagé en deux divisions : la chaleur et le froid (ce qui est l’équivalent de la nuit et du jour pour les aveugles), et qu’il est bon de dormir pendant la chaleur et de travailler pendant le froid, de sorte que, s’il n’était pas arrivé ainsi à l’improviste, toute la population à cette heure-ci, goûterait un sommeil réparateur. Il démontra finalement à Nuñez qu’il avait été spécialement créé pour acquérir la sagesse recueillie par leurs aïeux et en observer avec eux les règles et que, malgré son incohérence mentale et ses pas chancelants, il devait avoir bon courage et faire de son mieux pour s’instruire promptement… À cette conclusion, le peuple demeuré sur le seuil fit entendre un murmure sympathique.

Le vieillard alors déclara que la nuit était fort avancée (car les aveugles font de notre jour la nuit) et qu’il convenait que chacun s’en allât dormir… Il demanda à Nuñez s’il savait dormir : Nuñez répondit qu’il était initié à ce mystère, mais qu’auparavant il désirait un peu de nourriture. Ils lui apportèrent du lait de lama dans un bol et du pain très salé, et ils le menèrent en un endroit solitaire où il pût manger hors de la portée de leurs oreilles et ensuite dormir jusqu’à ce que le froid, tombant le soir de la montagne, éveillât les habitants pour une nouvelle journée de travail.

Mais Nuñez ne dormit pas : il s’assit à l’endroit où ils l’avaient laissé, reposant ses membres rompus de fatigue et