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retournant sans cesse dans son esprit les circonstances imprévues de son arrivée. De temps à autre, il se prenait à rire, amusé parfois et souvent indigné.

« Esprit pas formé !… Pas encore ses sens !… » s’écria-t-il. Ils ne savent guère qu’ils ont insulté le roi et le dominateur que le ciel leur a envoyé… Il faut que je m’occupe de les mettre à la raison… Réfléchissons, réfléchissons…


Au coucher du soleil, il réfléchissait encore.

Nuñez était sensible à toutes les belles choses, et il pensa que les reflets sur les pentes neigeuses et les glaciers qui entouraient la vallée offraient le plus beau spectacle qu’il eût jamais contemplé. Ses yeux se portaient tour à tour sur ces inaccessibles splendeurs, sur ce village et ces champs irrigués qui s’enfonçaient rapidement dans le crépuscule. Soudain une émotion intense s’empara de lui, et, du fond de son cœur il remercia le Créateur de lui avoir donné et conservé la vue.

Il entendit une voix qui l’appelait de la lisière du village :

— Ya-ho-hé ! Bogota ! venez ici !

À cet appel, il se leva en souriant. Une fois pour toutes, il allait montrer à ces gens quels services la vue rendait à l’homme : ils le chercheraient sans le trouver.

— Vous ne bougez pas, Bogota ! — insista la voix.

Riant sous cape, Nuñez fit en dehors du sentier deux pas sur la pointe des pieds.

— Ne marchez pas sur l’herbe, Bogota : c’est défendu.

Nuñez n’avait pas perçu le bruit qu’il avait fait. Il s’arrêta court, ahuri. Le propriétaire de la voix arrivait en courant sur le pavé bigarré que Nuñez regagna aussitôt.

— Me voilà ! — dit-il.

— Pourquoi n’êtes-vous pas venu quand je vous ai appelé ? — fit sévèrement l’aveugle. — Doit-on vous conduire comme un enfant ? Ne pouvez-vous entendre le sentier en marchant ?…

Nuñez se prit à rire.

— Je puis le voir, — répondit-il.

Voirvoir…, cela ne signifie rien, — assura l’aveugle, après un instant de réflexion. — Cessez cette folie et suivez le bruit de mes pas.