Page:Revue de Paris - 1905 - tome 1.djvu/747

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
741
LETTRES DE SAINTE-BEUVE

bonheur de la vie est passé pour moi, je le cherche dans la satisfaction des autres. Il y a bien de la douceur malgré tout là dedans, aussi tu as bien raison quand tu dis que j’ai le sourire indulgent ; mon Dieu, tu peux faire tout au monde, pourvu que tu sois heureux, je le serai. Ne crois pas que ce soit indifférence, mais c’est dévouement et détachement pour moi de la vie. D’ailleurs, jamais je n’abuserai des droits que le mariage me donne sur toi. Il est dans mes idées que tu sois aussi libre qu’un garçon, pauvre ami, toi qui t’es marié à vingt ans, je ne veux pas lier ta vie à une pauvre femme comme moi. Au moins, ce que tu me donneras, tu me le donneras franchement et en toute liberté. Ne te tourmente donc pas et crois que rien dans cet état de mon âme n’altérera ma tendresse pour toi, si solide et si complètement dévouée quand même[1]… »

« 16 août… T’amuses-tu bien ? es-tu heureux ? Tu sais que je veux que tu sois ainsi. Tu es fait pour la joie, la gloire, le triomphe et tout ce qui est resplendissant. Ne manque pas ta destinée, mon ami ; tu sais que la seule chose que je ne te pardonnerais pas, ce serait d’être peu heureux… – Adieu, mon ami, mon véritable ami, crois que tu ne trouveras pas plus de dévouement dans aucun cœur que dans le mien[2]. »

Sainte-Beuve, dans l’état présent de son esprit, était-il capable de comprendre la douleur résignée d’Adèle et de la réconforter ? Il était trop préoccupé de lui-même et de l’attitude à garder vis-à-vis de ses confidents. Il constatait cependant avec chagrin le ralentissement de cette affection si tendre et si dévouée. Dans le même temps où madame Victor Hugo écrivait à son mari, il écrivait, lui, à Ulric Guttinguer :

« Ce bonheur dont vous voulez bien vous inquiéter dure toujours, mais si lointain, si rare et si sevré[3] ! »

Au commencement de 1837, Sainte-Beuve publia une nouvelle intitulée Madame de Pontivy, écrite, disait-il, pour essayer de ramener Adèle ; mais cette histoire banale, et d’un sentiment assez grossier, était plutôt faite pour la détacher davantage. Sainte-Beuve la voyait avec colère, à mesure qu’elle s’éloignait de lui, se rapprocher de son mari.

Enfin, le jour vint où il la trouva dressée contre lui, à côté de son

  1. Inédit
  2. Inédit
  3. G. Michaut, le Livre d’amour de Sainte-Beuve.