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LETTRES DE SAINTE-BEUVE

Victor Hugo ne reçut pas cette confidence imprévue sans ressentir le coup qui l’atteignait à la fois dans son amitié et dans son amour ; mais, s’il était tel dans ce temps-là que ses amis plus récents l’ont connu toute sa vie, sa nature robuste et saine dut aussitôt réagir et se redresser. Sa façon de traiter le mal était de n’y pas croire : il ne l’admettait pas ; il ne fallait même pas y penser ! C’est la faculté d’oubli des êtres supérieurs, qui ont besoin de poursuivre en paix ce qu’ils ont à faire en ce monde ; ils ne veulent pas penser à leur mal et ils n’y pensent pas. Mais le mal, au fond d’eux, selon toute probabilité, demeure, assoupi. Victor Hugo répondit à Sainte-Beuve : « Vous vous trompez, mon ami, vous rêvez ; ce que vous dites là est impossible, et ce n’est pas. Ne changez rien à vos habitudes ; venez comme par le passé, venez deux fois par jour… »

Mais Sainte-Beuve, lui, était loin d’avoir cette énergie ; il était de ceux qui « s’écoutent » : il sentait sa souffrance et se laissait souffrir. Madame Victor Hugo n’était pas obligée non plus d’être aussi forte que son mari et fut assurément troublée quand elle fut avertie. – Avertie, comment, par qui le fut-elle ? par elle-même, sans doute, par son instinct de femme ; ou, qui sait ? par son mari, près de qui elle se serait alarmée des absences et des inégalités de Sainte- Beuve… « Ah ! ce pauvre Sainte-Beuve ! tu ne sais pas, il s’imagine qu’il est amoureux de toi ! il est fou !… » Stupéfaite, enrayée, consternée, elle dut n’en laisser rien paraître à Sainte-Beuve ; mais elle le réprimanda doucement, se plaignit de ses façons nouvelles, essaya de le ramener dans les termes de l’ancienne intimité. On verra ce qu’il répliquait, s’accusant, s’excusant, inquiet et embarrassé comme un coupable. Entre ces trois êtres si unis, si aimants, si heureux, si paisibles, il y avait maintenant un point noir, un principe de discorde, de lutte et de douleur.

Quand il vit arriver le moment où le couple aimé allait décidément quitter son voisinage, Sainte-Beuve ne pût tenir à Paris ; l’idée de se trouver brusquement seul lui fut insupportable : il courut se réfugier à Rouen chez leur ami commun, le poète Ulric Guttinguer.

Il avait demandé à madame Victor Hugo la permission de lui écrire, comme il avait fait l’année précédente, lors de son voyage en Allemagne ; mais il commença par Victor Hugo :


Rouen, ce vendredi 7 mai 1830[1].

Mon cher Victor, je sens le besoin de vous écrire, quoique je n’aie à vous faire aucune description pareille à celles de

  1. La lettre est adressée à « Monsieur Victor Hugo, 9, rue Jean-Goujon, quartier de François 1er, Paris ».