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telle façon que, même immobile en apparence, la main serait encore capable de parcourir l’objet.

Les croyances naturelles du lecteur étant ainsi, sur ce point, ébranlées, nous pouvons produire maintenant la preuve théorique suivante.

La distance, par sa nature même, ne peut jamais être donnée ; en effet, pour connaître la distance, il faut connaître un objet distant, c’est-à-dire tel qu’on ne puisse le saisir, l’avoir présent, qu’en franchissant un certain nombre d’intermédiaires ; or si cet objet est distant, c’est qu’on ne le saisit pas actuellement ; et si on ne le saisit pas comme objet actuel, on ne peut pas davantage saisir comme objet actuel la distance à laquelle il se trouve ; car qu’est-ce que la distance sans l’objet distant ? Par suite la distance n’est jamais donnée à l’esprit, mais au contraire est nécessairement construite par lui à la suite d’une éducation. Par exemple, en présence d’un certain nombre d’objets non distants pour la vue, l’esprit conclut que ces objets sont plus ou moins distants pour le toucher, et il se représente cette distance, d’où résulte pour lui la perception visuelle de l’éloignement. La distance n’est donc jamais donnée ; elle est toujours une construction de l’esprit[1].

Ajoutons, pour achever de calmer les scrupules du lecteur devant une affirmation aussi paradoxale, que, si la distance était donnée, deux objets seraient connus simultanément ; dès lors nous conserverions le mot simultané pour désigner les objets de ce genre, à l’exclusion des objets connus les uns après les autres. Or, au contraire, nous appelons simultanéité la succession régulière ; par exemple nous disons que telle maison existe en même temps que telle autre lorsque nous nous représentons un chemin sûr et permanent pour passer de la perception de l’une à la perception de l’autre. C’est

  1. Le lecteur, s’il est quelque peu initié aux plus importants problèmes philosophiques, apercevra aisément l’intérêt de cette analyse, en dehors même de la question spéciale de la perception. On comprend en effet maintenant que ni l’espace, qui est le système de toutes les distances possibles, ni les figures, qui sont des rapports déterminés entre les distances, ni la ligue droite, qui est la distance même, ni les parallèles, qui ne sont que la notion d’équidistance de deux droites, ne sont des objets donnés dans l’expérience, mais au contraire, par nature, et même dans la perception, des constructions de l’esprit ; de sorte que le monde extérieur est vu par nous à travers un système de distances défini par nous, ou, si l’on veut, enserré dans un réseau de distances, ou, si l’on veut, organisé suivant la géométrie. C’est à quoi pensait certainement l’illustre philosophe Kant lorsqu’il disait, trop brièvement, que l’espace est la forme nécessaire de la connaissance sensible.