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GEORGE FARCY.

gaire ; en songeant à la mort de notre ami, nous serions tenté plutôt de l’envier. Que ferait-il aujourd’hui s’il vivait ? que penserait-il ? que sentirait-il ? Ah ! certes, il serait encore le même, loyal, solitaire, indépendant, ne jurant par aucun parti, s’engouant peu pour tel ou tel personnage ; au lieu de professer la philosophie chez M. Morin, il la professerait dans un collége royal ; rien d’ailleurs ne serait changé à sa vie modeste, ni à ses pensées ; il n’aurait que quelques illusions de moins, et ce désappointement pénible que le régime, héritier de la révolution de juillet, fait éprouver à toutes les âmes amoureuses d’idées et d’honneur. Il aurait foi moins que jamais aux hommes ; et, sans désespérer des progrès d’avenir, il serait triste et dégoûté dans le présent. Son stoïcisme se serait réfugié encore plus avant dans la contemplation silencieuse des choses ; la réalité pratique, indigne de le passionner, ne lui apparaîtrait de jour en jour d’avantage que sous le côté médiocre des intérêts et du bien-être ; il s’y accommoderait en sage, avec modération ; mais cela seul est déjà trop ; la tiédeur s’ensuit à la longue ; fatigué d’enthousiasme, une sorte d’ironie involontaire, comme chez beaucoup d’esprits supérieurs, l’aurait peut-être gagné avec l’âge ; il a mieux fait de bien mourir ! — Disons seulement, en usant du mot de Pindare : « Ah ! si les belles et bonnes âmes comme la sienne, pouvaient avoir deux jeunesses ! »


Sainte-Beuve