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Nous eûmes chaque jour plusieurs morts jusqu’au 9, que la maladie se ralentit et devint plus bénigne. À partir de ce jour jusqu’au 16, nous perdîmes seulement deux hommes.

Après avoir traversé toute la mer de la Chine et être arrivé en vue de la côte basse et marécageuse de Sumatra, pour franchir le détroit de Banca, nous essuyâmes fréquemment des calmes. Les rosées étaient abondantes durant la nuit, et le matin il y avait d’épais brouillards. Dès-lors le choléra reprit sa première malignité et ne nous quitta que quelques jours après que nous fûmes sortis du détroit. Nous rencontrâmes, à l’embouchure du fleuve de Palambang, l’escadre hollandaise, qui nous dit en avoir aussi beaucoup souffert. Ce fut après notre départ de Manille et dans le voisinage du détroit de Banca, que la maladie présenta le caractère le plus funeste. Elle enleva, pendant le mois de décembre, plus de trente personnes à notre bord. Sur quarante officiers, couchant dans la salle de garde et dans la sainte-barbe, il n’y eut qu’un jeune aspirant d’attaqué, encore ne le fut-il que fort légèrement.

Quant à l’étiologie du mal, je n’ai observé aucun fait qui donne lieu de supposer qu’il soit contagieux. Je le crois produit par l’atmosphère, comme la fièvre jaune ou l’influenza ; mais, dans l’état actuel de nos connaissances, il est impossible de dire si la cause agit d’abord sur les nerfs ou sur le sang.

Les symptômes étaient : 1o engourdissement des extrémités, 2o vertiges, 3o douleurs à l’épigastre ; 4o yeux caves et contraction des traits de la face, 5o spasmes, 6o vomissemens et déjections, 7o extrême faiblesse, 8o froid aux extrémités et absence de pouls, 9o peau noire et livide, sueurs froides et visqueuses.

John Brown, un de ceux qui succombèrent le lendemain du jour où nous eûmes franchi le détroit de Banca (20 décembre), avait tous les muscles du corps extrêmement contractés. On eut beau lui administrer de copieuses doses d’opium ; on ne put parvenir à les détendre. Ils formaient çà et là des nœuds durs, où l’on observait un léger tic qui ne disparut que lorsque la gangrène se fut manifestée ; à peine si l’on put jusqu’alors persuader à ses camarades qu’il fût réellement mort.

Quant au traitement, ce que j’en puis dire, c’est que les moyens curatifs recommandés par la médecine m’ont rarement réussi. L’épidémie était évidemment beaucoup plus intraitable en Asie qu’elle ne l’a encore été en Europe. Nous employâmes tour-à-tour des stimulans et des anodins de toute espèce, que nous administrions en doses plus ou moins copieuses, des amers, des alcalis, des bains chauds, des bains de vapeurs, des fomentations, des frictions, en un mot tous les moyens susceptibles de provoquer la réaction. Il n’y eut que les anodins, pris en fortes doses dès l’origine, et à la suite de chaque paroxysme, et jusqu’à ce que le système fût tout-à-fait calmé, qui produisirent d’heureux effets : si l’on y avait recours dans les premières heures de la maladie, il y avait chance de guérison, sinon tous les efforts de la médecine étaient inefficaces.

Je pourrais donner plus d’extension à ce sujet ; mais ce serait, suivant moi, à peine inutile ; car je ne sache pas qu’il existe une épidémie plus rebelle aux ressources de l’art. »