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POÈTES ET ROMANCIERS FRANÇAIS.

ouvre et fraie une autre voie ; elle a besoin, pour être bien comprise, d’une attention sévère, et presque d’une éducation toute neuve. Si au contraire, adoptant la méthode commune, elle convertissait le travail de la pensée et de la parole en une sorte d’industrie, si pour s’assurer plus facilement la sympathie publique, elle profitait d’un premier succès pour des succès à venir, si après avoir concentré les regards sur un ordre particulier d’émotions et d’idées, elle faisait servir cette première leçon, une fois faite, à l’intelligence de ses autres conceptions uniformément fidèles à un type identique, sans doute elle aurait moins de soucis et d’inquiétudes. Mais en sacrifiant ainsi sa liberté à l’insouciance et à la frivolité, en demandant pardon à l’ignorance et à la légèreté, en renonçant de gaîté de cœur à ses inconstantes métamorphoses, croyez-vous que la poésie n’abdique pas sa mission et son autorité ? Ne craignez-vous pas qu’elle ne meure et se flétrisse, en cessant de se renouveler ?

Eloa rivalise de grâce et de majesté avec les plus belles pages de Klopstock. Le sujet, qui se trouve à l’origine de toutes les histoires et de toutes les poésies, la lutte des deux principes qui se disputent nos destinées, qui domine toutes les cosmogonies et toutes les religions, qui se montre dans les mahaghavias de l’Inde, dans l’Évangile et le Coran, dans Faust et dans Manfred, dans Marlowe et dans Milton, l’idée première et féconde d’Eloa, qui a traversé déjà, sans s’appauvrir ou s’épuiser, tous les âges de l’humanité, avait besoin, pour intéresser un public causeur et dissipé comme le nôtre, du charme des détails et de l’exécution ; or, ce drame dont la scène et les acteurs n’ont pas un seul élément de réalité, mais dont l’exposition, la péripétie et le dénoûment n’ont qu’une vérité idéale et absolue, ce drame intéresse d’un bout à l’autre, comme le Paradis perdu et le Messie.

Moïse est une magnifique personnification de la tristesse intelligente et recueillie, du génie aux prises avec l’obéissance ignorante et aveugle. Quand le prophète législateur, Orphée d’une civilisation naissante, coordonnant comme Solon et Lycurgue, comme Numa et Napoléon, les coutumes et les lois, parle à Dieu face à face, et se plaint de sa puissance et de sa so-