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va le jeter en Seine. Avant d’abandonner sa victime, il lui prodigue l’insulte et la raillerie, il l’accable d’épithètes injurieuses et flétrissantes, il lui demande compte de sa royauté si puissante pour le crime, si impuissante à la défense ; il se réjouit à la pensée que le roi n’est plus rien, il lui reproche son néant, il foule aux pieds la pourpre et la couronne qu’il a souillées de sang. Mais ne devrait-il pas découvrir tout d’abord la face de son ennemi pour lui cracher au visage ? La haine qui se venge si cruellement ne doit-elle pas souhaiter la vue de sa victime ?

Quoi qu’il en soit, j’admire le monologue jusqu’au moment où la philosophie purement humaine fait place à la philosophie politique. Triboulet père tendre, poète sublime, je le comprends ; mais Triboulet publiciste, homme d’état, diplomate, je n’y crois pas.

J’espère avoir prouvé très-clairement ce que j’ai dit en commençant, à savoir que le drame de M. Hugo n’appartient pas à l’histoire, et ne relève que de sa libre fantaisie. Cependant, bien que l’action tout entière soit inventée, la critique a le droit, après avoir accepté ou discuté franchement la vérité humaine des caractères, supérieure pour le poète à la vérité historique, de lui demander compte du cadre qu’il a choisi. Puisqu’il a nommé le roi François Ier, il doit savoir ce que signifie ce baptême, et ne pas reculer devant les conséquences inévitables qu’il emporte avec lui. Il faut donc qu’il se résigne à faire entendre sur la scène, occupée par sa fable et ses acteurs, le retentissement prochain ou lointain, rare ou fréquent, selon son gré, des événemens réels accomplis dans l’époque indiquée par lui-même comme étant celle où se passe l’action de son poème. Qu’il dédaigne, comme matière poétique, les batailles et les siéges, toute la vie politique et militaire du seizième siècle ; qu’il circonscrive tous les élémens scéniques dans le cercle précis de la vie privée : jusque-là tout est bien, tout est littérairement légitime. Mais, pour dater une pièce, il ne suffit pas du costumier, du décorateur et de quelques noms consignés aux pages de Mézerai ou de Sismondi. Un poète qui prend son art au sérieux, et M. Hugo est du nombre, ne peut se contenter d’une indication aussi superficielle ; il doit graver plus avant au front du temple qu’il vient de construire