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tant de rigueur ? Eût-il approuvé par sa voix ou par son silence, la rétroactivité, l’état de siège, et le 18 fructidor qu’on méditait contre la presse ? Eût-il appuyé de sa parole éloquente les sergens de ville qui s’en allaient, un édit de Louis xiv à la main, fouiller un lit d’hôpital pour voir s’il ne s’y trouvait pas quelque malheureux blessé à disputer à la mort ? Non, la dernière illusion de Benjamin Constant eût été détruite, le dégoût et l’ennui eussent débordé dans son cœur, et l’eussent étouffé !

Disons tout. Benjamin Constant, qui combattait pour la liberté et les principes de 89, se débattait cependant contre la philosophie du dix-huitième siècle ; mais il ne pouvait la heurter de front, car le parti de la liberté était là. Ce n’est que dans son ouvrage de la religion, publié bien tard, qu’il osa dire sa pensée. Alors il croyait le parti de la liberté assez fort pour triompher, même avec le dogme religieux. Il ne vit pas, malgré son œil perçant, combien elle était en péril avec les doctrinaires, parce que ceux-ci avaient avec lui un point de contact qui lui était fort sensible. Les doctrinaires voulaient restaurer le christianisme, et en faire une affaire, ainsi que certains politiques philosophes qui voulurent restaurer le polythéisme à sa décadence, tandis que Benjamin Constant n’en faisait qu’un sentiment. Les doctrinaires prétendaient brider les peuples au moyen de la religion, les rendre moins âpres, plus faciles à conduire. Benjamin Constant, au contraire, voulait donner une base à leur indépendance, en mettant la liberté et l’égalité dans le ciel. Ainsi, depuis long-temps, il se sentait infidèle à son école, déserteur de la bannière sous laquelle il avait triomphé. Ses habitudes l’entraînaient au milieu de l’école philosophique pure, et il en voyait le néant ; en même temps il sentait que la rudesse du jeune libéralisme s’accommodait mal de son esprit poli et conciliant ; et plusieurs fois, dans les soirées du général Lafayette, vers la fin de la restauration, il avait eu à lutter publiquement avec les meneurs des sociétés secrètes, et cette génération toute bouillante qui, d’un bond, voulait le dépasser. Que ferait donc aujourd’hui ce grand écrivain ? Hélas ! il jouerait un triste rôle au milieu de ces partis animés. S’il eût vécut, il servirait sans doute de manteau et de bannière à tous les esprits craintifs et paresseux, aux consciences larges, aux avidités pourvues ; ils se