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Outre la qualité et l’abondance des pâturages, une estancia, pour prospérer, doit réunir plusieurs autres conditions rigoureusement nécessaires. La première est qu’elle renferme des eaux permanentes, soit par des ruisseaux, soit par des lagunes : on nomme ainsi les petits lacs que forment les pluies là où le terrein présente des bas-fonds. Les pampas ne sont coupées par des rivières que de loin en loin, encore la plupart n’ont-elles que de rares affluens ; on peut faire quarante lieues dans certains endroits, sur la route de Buénos-Ayres au Chili, entr’autres, sans rencontrer pour apaiser sa soif, qu’une eau marécageuse et saumâtre que le besoin le plus pressant peut seul faire trouver potable. La sécheresse, qui commence chaque année en octobre, se prolonge quelquefois pendant trois ou quatre mois sans qu’une goutte de pluie vienne rafraîchir le sein d’une terre de feu et entr’ouverte de toutes parts. Alors les lagunes se dessèchent, les ruisseaux tarissent, et les animaux succombent par milliers. On estime à deux millions le nombre de ceux qu’a fait périr la dernière sécheresse, qui a régné de 1830 jusqu’au commencement de 1832 inclusivement ; mais heureusement une mortalité aussi désastreuse est fort rare. La seconde condition est que l’estancia ait des limites naturelles qui empêchent les animaux d’en sortir ; qu’elle soit, par exemple, située entre deux rivières, dont l’une se jette dans l’autre. On appelle un terrein ainsi clos un rincon (un coin), et il acquiert par cela seul une grande valeur. Lorsque enfin l’estancia ne renferme aucun taillis d’arbrisseaux où le bétail puisse se cacher, et qu’elle est à une distance assez éloignée de la frontière pour être à l’abri des déprédations des Indiens, elle réunit tout ce qu’il faut pour prospérer. Cette dernière condition est une des plus indispensables ; car les pampas, à une distance de soixante-dix lieues au sud de Buénos-Ayres, sont encore le domaine de nombreuses tribus indiennes, qui errent dans leurs immenses solitudes, et qui n’apparaissent de temps à autre que pour porter le ravage dans les propriétés des habitans. Ceux qui vivent près de la frontière sont constamment sur le qui-vive. Je pourrais citer telle de ces incursions où les Indiens ont enlevé au-delà de cinquante mille têtes de bétail. Ces déprédations sont une source permanente de désastres pour le pays, et entravent puissamment le développement de ses richesses.