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UNE ESTANCIA.

Une circonstance qui pourra donner une idée de l’étendue de certaines estancias, c’est que, malgré les pertes qu’ils ont faites pendant les dernières guerres civiles, les deux plus riches propriétaires de Buénos-Ayres possèdent encore chacun au-delà de soixante mille têtes de ganado[1], et qu’on n’en met que quinze cents à deux mille par lieue carrée, sur un terrein, afin d’éviter que les pâturages ne viennent à leur manquer. Quelque considérable que paraisse cette quantité de bétail, elle n’est rien auprès de celle que possédaient certains estancieros[2], sous la domination espagnole, lorsque le commerce du pays était interdit aux étrangers, et que la métropole n’en tirait qu’une quantité de cuirs bien inférieure à celle qui en sort aujourd’hui. La campagne était alors littéralement couverte d’animaux, au point que dans beaucoup d’endroits le voyageur était obligé de s’ouvrir un passage au milieu d’eux pour continuer sa route. Les propriétaires de cent cinquante mille têtes n’étaient pas rares, et on en cite encore un dans le pays qui en réunissait près de cinq cent mille, réparties sur diverses estancias. Cette richesse n’était pas aussi exorbitante qu’elle le paraît au premier coup-d’œil ; à cette époque, un bœuf valait 4 à 5 réaux (2 fr. 50 à 3 fr.), et la pesada[3] de cuirs environ 4 réaux (2 fr. 50) ; aujourd’hui l’un vaut 3 à 4 piastres (15 fr. 90 à 21 fr. 20), et l’autre 4 piastres et demie (23 fr. 80), de sorte que le propriétaire de cinquante mille animaux est aussi opulent que celui qui en possédait jadis six fois autant. La plus vaste estancia que j’aie vue est une ancienne propriété des jésuites nommée la Calera, située dans la province de Montevideo, sur les bords de la Plata, non loin de l’Uraguay. J’ai assisté à son arpentage en 1826 ; elle avait quarante-deux lieues de circonférence. Elle est aujourd’hui ruinée et appartient au colegio de las huerfanas (collége des orphelines) de Buénos-Ayres, qui n’en tire aucun revenu..

  1. On appelle ainsi toute espèce de bétail en général, en y joignant l’épithète de vacuno, lorsqu’on veut parler plus spécialement des bêtes à cornes.
  2. Estanciero de estancia.
  3. La pesada est de trente-cinq livres espagnoles, qui équivalent à trente-trois livres de France environ