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REVUE DES DEUX MONDES.


IV.


« Qu’ai-je donc fait pour être frappée de cette malédiction ? Pourquoi vous êtes-vous retiré de moi ? Vous ne refusez pas le soleil aux plantes inertes, la rosée aux imperceptibles graminées des champs ; vous donnez aux étamines d’une fleur la puissance d’aimer, et au madrépore stupide les sensations du bonheur. Et moi, qui suis aussi une créature de vos mains ; moi, que vous aviez douée d’une apparente richesse d’organisation, vous m’avez tout retiré ; vous m’avez traitée plus mal que vos anges foudroyés, car ils ont encore la puissance de haïr et de blasphémer, et moi je ne l’ai même pas ! Vous m’avez traitée plus mal que la fange du ruisseau et que le gravier du chemin, car on les foule aux pieds, et ils ne le sentent pas. Moi, je sens ce que je suis, et je ne puis pas mordre le pied qui m’opprime, ni soulever la damnation qui pèse sur moi comme une montagne.

Pourquoi m’avez-vous ainsi traitée, pouvoir inconnu dont je sens la main de fer s’étendre sur moi ? Pourquoi m’avez-vous fait naître femme, si vous vouliez un peu plus tard me changer en pierre et me laisser inutile en dehors de la vie commune ? Est-ce pour m’élever au-dessus de tous, ou pour me rabaisser au-dessous, que vous m’avez ainsi faite, ô mon Dieu ! Si c’est une destinée de prédilection, faites donc qu’elle me soit douce et que je la porte sans souffrance ; si c’est une vie de châtiment, pourquoi donc me l’avez-vous infligée ? Hélas ! étais-je coupable avant de naître ?

Qu’est-ce donc que cette âme que vous m’avez donnée ? Est-ce là ce qu’on appelle une âme de poète ? Plus mobile que la lumière et plus vagabonde que le vent, toujours avide, toujours inquiète, toujours haletante, toujours cherchant en dehors d’elle les élémens de sa durée et les épuisant tous avant de les avoir seulement goûtés ! Ô vie, ô tourment ! Tout aspirer et ne rien saisir ! tout comprendre et ne rien posséder ! arriver au scepticisme du cœur, comme Faust au scepticisme de l’esprit ! Destinée plus malheureuse que la destinée