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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

décisif pour les génies, où ils s’établissent tellement, que désormais les éloges qu’on en peut faire n’intéressent plus que la vanité et l’honneur de ceux qui les font. On leur est redevable d’avoir à les louer ; leur nom devient une illustration dans le discours ; c’est comme un vase d’or qu’on emprunte et dont notre logis se pare. Ainsi pour Mme de Staël à dater de Corinne. L’Europe entière la couronna sous ce nom. Corinne est bien l’image de l’indépendance souveraine du génie, même au temps de l’oppression la plus entière, Corinne qui se fait couronner à Rome, dans ce Capitole de la Ville éternelle, où le conquérant qui l’exile ne mettra pas le pied. Mme Necker de Saussure (Notice), Benjamin Constant (Mélanges), M.-J. Chénier (Tableau de la littérature), ont analysé et apprécié l’ouvrage, de manière à abréger notre tâche après eux : « Corinne, dit Chénier, c’est Delphine encore, mais perfectionnée, mais indépendante, laissant à ses facultés un plein essor, et toujours doublement inspirée par le talent et par l’amour. » Oui, mais la gloire elle-même pour Corinne n’est qu’une distraction éclatante, une plus vaste occasion de conquérir les cœurs « En cherchant la gloire, dit-elle à Oswald, j’ai toujours espéré qu’elle me ferait aimer. » Le fond du livre nous montre cette lutte des puissances noblement ambitieuses ou sentimentales et du bonheur domestique, pensée perpétuelle de Mme de Staël. Corinne a beau resplendir par instans comme la prêtresse d’Apollon, elle a beau être dans les rapports habituels de la vie la plus simple des femmes, une femme gaie, mobile, ouverte à mille attraits, capable sans effort du plus gracieux abandon ; malgré toutes ces ressources du dehors et de l’intérieur, elle n’échappera point à elle-même. Du moment qu’elle se sent saisie par la passion, par cette griffe de vautour sous laquelle le bonheur et l’indépendance succombent, j’aime son impuissance à se consoler, j’aime son sentiment plus fort que son génie, son invocation fréquente à la sainteté et à la durée des liens qui seuls empêchent les brusques déchiremens, et l’entendre, à l’heure de mourir, avouer en son chant du cygne : « De toutes les facultés de l’ame que je tiens de la nature, celle de souffrir est la seule que j’aie exercée tout entière. » Ce côté prolongé de Delphine à travers Corinne me séduit principalement et m’attache dans la lecture ; l’admirable cadre qui environne de toutes parts les situations d’une