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DE LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINE.

agens judiciaires peu nombreux n’ont pas toujours l’initiative des poursuites, et cependant le criminel échappe bien rarement à la peine. C’est qu’en Amérique on le considère comme un ennemi du genre humain. Il a la société tout entière contre lui.

La force qui administre l’état est bien moins réglée, moins savante, mais cent fois plus puissante qu’en Europe. Il n’y a pas de peuple qui fasse autant d’efforts pour créer le bien-être social. M. de Tocqueville n’en connaît point où l’on soit parvenu à établir des écoles aussi nombreuses et aussi efficaces, des temples plus en rapport avec les besoins religieux des habitans, des routes communales mieux entretenues.

Ce sont là, aux États-Unis, les incontestables avantages du gouvernement de la majorité par elle-même. Voici maintenant ses côtés faibles. Hâtons-nous de résumer cette partie fâcheuse des observations de M. de Tocqueville.

Le mérite est aussi commun parmi les gouvernés américains, qu’il l’est peu chez les gouvernans. Les hommes les plus remarquables de ce pays sont rarement appelés aux fonctions publiques, et la race de ses hommes d’état s’est singulièrement rapetissée depuis un demi-siècle. Quand le peuple de l’Union luttait pour son indépendance, les hommes supérieurs couraient au-devant de lui, et les prenant dans ses bras, il les plaçait à sa tête ; car, en de grands périls, les nations, comme les individus, s’élèvent bien au-dessus ou tombent bien au-dessous de leur niveau habituel. Malheureusement, c’est sur l’allure ordinaire des choses, et non sur de pareils évènemens, qu’il faut juger la démocratie. Sans doute, la masse des citoyens veut le bien du pays, et les classes inférieures de la société mettent en général, à ce désir, moins de combinaisons d’intérêt personnel que les classes élevées ; mais ce qui leur manque toujours plus ou moins, c’est l’art d’apprécier les moyens, tout en voulant sincèrement la fin. Ce qui importe assurément par-dessus tout, à un peuple, c’est que les gouvernans n’aient pas d’intérêt contraire aux gouvernés. Cependant l’avantage réel de la souveraineté du peuple n’est pas de favoriser la prospérité de tous les citoyens ; elle ne pourvoit qu’au bien-être du plus grand nombre.

Ceux qui regardent, d’ailleurs, le vote universel comme une garantie de la bonté des choix, se font illusion. Il a d’autres avantages, sans avoir celui-là. Il ne faut pas se dissimuler que les institutions démocratiques développent à un très haut degré le sentiment de l’envie dans le cœur humain. Ce n’est pas tant parce que la démocratie offre à chacun des moyens de s’égaler aux autres, mais parce que ces moyens défaillent sans cesse à ceux qui les emploient. L’égalité complète s’échappe des mains du