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MAUPRAT.

je remarquai que Patience lui-même ne s’attendait pas à tant d’audace. J’affectai d’aborder Marcasse et de lui parler, afin de braver mon ennemi. Ce que voyant, il écarta doucement le preneur de taupes ; et, posant sa lourde main sur ma tête, il me dit fort tranquillement :

— Vous avez grandi, depuis quelque temps, mon beau monsieur ?

La rougeur me monta au visage, et reculant avec dédain :

— Prenez garde à ce que vous faites, manant, lui dis-je ; vous devriez vous rappeler que si vous avez encore vos deux oreilles, c’est à ma bonté que vous le devez. — Mes deux oreilles ! dit Patience en riant avec amertume ; et faisant allusion au surnom de ma famille, il ajouta : Vous voulez dire mes deux jarrets ? Patience ! patience ! un temps n’est peut-être pas loin où les manans ne couperont aux nobles ni les jarrets ni les oreilles, mais la tête et la bourse… — Taisez-vous, maître Patience, dit le preneur de taupes d’un ton solennel, vous ne parlez pas en philosophe. — Tu as raison, toi, répliqua le sorcier ; et, au fait, je ne sais pas pourquoi je querelle ce petit gars : il aurait dû me faire mettre en bouillie par ses oncles, car je l’ai fouetté, l’été dernier, pour une sottise qu’il m’avait faite ; et je ne sais pas ce qui est arrivé dans la famille, mais les Mauprat ont perdu une belle occasion de faire du mal au prochain. — Apprenez, paysan, lui dis-je, qu’un noble se venge toujours noblement ; je n’ai pas voulu faire punir mes injures par des gens plus forts que vous ; mais attendez deux ans, et je vous promets de vous pendre, de ma propre main, à un certain arbre que je reconnaîtrai bien, et qui est devant la porte de la tour Gazeau. Si je ne le fais, je veux cesser d’être gentilhomme ; si je vous épargne, je veux être appelé meneur de loups.

Patience sourit, et tout d’un coup, devenant sérieux, il attacha sur moi ce regard profond qui rendait sa physionomie si remarquable. Puis, se tournant vers le chasseur de belettes : — C’est singulier, dit-il, il y a quelque chose dans cette race. Voyez le plus méchant noble, il a encore plus de cœur dans certaines choses que le plus brave d’entre nous. Ah ! c’est tout simple, ajoutat-il en se parlant à lui-même, on les élève comme ça, et nous, on nous dit que nous naissons pour obéir… Patience ! Il garda un instant le silence ; puis il sortit de sa rêverie pour me dire d’un ton