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de bonhomie un peu railleuse : Vous voulez me pendre, monseigneur Brin de chaume ? Mangez donc beaucoup de soupe, car vous n’êtes pas encore assez haut pour atteindre à la branche qui me portera ; et, jusque-là… il passera peut-être, sous le pont, bien de l’eau dont vous ne savez pas le goût. — Mal parlé, mal parlé, dit le preneur de taupes d’un air grave ; allons, la paix. Monsieur Bernard, pardon pour Patience ; c’est un vieux, un vieux fou.

— Non, non, dit Patience, je veux qu’il me pende ; il a raison, il me doit cela ; et, au fait, cela arrivera peut-être plus vite que tout le reste. Ne vous dépêchez pas trop de grandir, monsieur ; car, moi, je me dépêche de vieillir plus que je ne voudrais ; et, puisque vous êtes si brave, vous ne voudrez pas attaquer un homme qui ne pourrait plus se défendre. — Vous avez bien usé de votre force avec moi ! m’écriai-je, ne m’avez-vous pas fait violence, dites ? n’est-ce pas une lâcheté cela ?

Il fit un geste de surprise. — Oh ! les enfans, les enfans ! dit-il, voyez comme cela raisonne. La vérité est dans la bouche des enfans. Et il s’éloigna en rêvant et en se disant des sentences à lui-même, comme il avait l’habitude de faire. Marcasse m’ôta son chapeau, et me dit d’un ton impassible : — Il a tort, — il faut la paix, — pardon, — repos, — salut !

Ils disparurent, et là cessèrent mes rapports avec Patience. Ils ne furent renoués que long-temps après.

vi.

J’avais quinze ans quand mon grand-père mourut ; sa mort ne causa point de douleur, mais une véritable consternation à la Roche-Mauprat. Il était l’ame de tous les vices qui y régnaient, et il est certain qu’il y avait en lui quelque chose de plus cruel et de moins vil que dans ses fils. Après lui, l’espèce de gloire que son audace nous avait acquise s’éclipsa. Ses enfans, jusque-là bien disciplinés, devinrent de plus en plus ivrognes et débauchés. D’ailleurs les expéditions furent chaque jour plus périlleuses.

Excepté le petit nombre de féaux que nous traitions bien et qui nous étaient tous dévoués, nous étions de plus en plus isolés et sans ressources. Le pays d’alentour avait été abandonné à la