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stant de sa défaite. Tout à coup sa figure pâle se colora, elle se mit à sourire et avec une expression de coquetterie angélique : — Et vous, dit-elle, m’aimez-vous ?

De ce moment la victoire fut à elle. Je n’eus plus la force de vouloir ce que je désirais ; ma tête de loup cervier fut bouleversée, ni plus ni moins que celle d’un homme, et je crois que j’eus l’accent de la voix humaine en m’écriant pour la première fois de ma vie : — Oui, je t’aime ! oui, je t’aime !

— Eh bien ! dit-elle d’un air fou et avec un ton caressant, aimons-nous et sauvons-nous. — Oui, sauvons-nous, lui répondis-je, je déteste cette maison et mes oncles. Il y a long-temps que je veux me sauver. Mais on me pendra, tu sais bien. — On ne te pendra pas, reprit-elle en riant, mon prétendu est lieutenant-général. — Ton prétendu ! m’écriai-je, saisi d’un nouvel accès de jalousie plus vif que le premier, tu vas te marier ? — Pourquoi non ? répondit-elle en me regardant avec attention. — Je pâlis et je serrai les dents. — En ce cas… lui dis-je en essayant de l’emporter dans mes bras. — En ce cas, reprit-elle en me donnant une tape sur la joue. Je vois que tu es jaloux ; mais c’est un singulier jaloux que celui qui veut posséder sa maîtresse à dix heures pour la céder, à minuit, à huit hommes ivres, qui la lui rendront demain aussi sale que la boue des chemins. — Ah ! tu as raison, m’écriai-je, va-t-en ! va-t-en ! je te défendrais jusqu’à la dernière goutte de mon sang, mais je succomberais sous le nombre, et je périrais avec la pensée que tu leur restes. Quelle horreur ! tu m’y fais penser ; me voilà triste. Allons, pars ! — Oh ! oui ! oh ! oui ! mon ange, s’écria-t-elle en m’embrassant sur les joues avec effusion.

Cette caresse, la première qu’une femme m’eût faite depuis mon enfance, me rappela, je ne sais comment ni pourquoi, le dernier baiser de ma mère ; et au lieu de plaisir, elle me causa une tristesse profonde. Je me sentis les yeux pleins de larmes. Ma suppliante s’en aperçut et baisa mes larmes, en me répétant toujours : Sauve-moi, sauve-moi ! — Et ton mariage ? lui dis-je ; oh ! écoute, jure moi que tu ne te marieras pas avant que je meure, ce ne sera pas long, car mes oncles font bonne justice et courte justice, comme ils disent. — Est-ce que tu ne vas pas me suivre ? reprit-elle. — Te suivre ? non ! pendu là-bas pour avoir fait le métier de bandit, pendu ici pour t’avoir fait évader, ce sera toujours bien