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MAUPRAT.

la même chose, et du moins je n’aurai pas la honte de passer pour un délateur et d’être pendu en place publique. — Je ne te laisserai pas ici, s’écria-t-elle, devrais-je y mourir ; viens avec moi, tu ne risques rien, crois-en ma parole. Je réponds de toi devant Dieu. Tue-moi, si je mens, mais partons vite. Mon Dieu ! je les entends chanter ! Ils viennent ! Ah ! si tu ne peux pas me défendre, tue-moi tout de suite. Elle se jeta dans mes bras. L’amour et la jalousie gagnaient de plus en plus en moi ; j’eus en effet l’idée de la tuer, et j’eus la main sur mon couteau de chasse tout le temps que j’entendis du bruit et des voix dans le voisinage de la salle. C’étaient des cris de victoire. Je maudis le ciel de ne l’avoir pas donnée à nos ennemis. Je pressai Edmée sur ma poitrine, et nous restâmes immobiles dans les bras l’un de l’autre, jusqu’à ce qu’un nouveau coup de fusil annonçât que le combat recommençait. Alors je la serrai avec passion sur mon cœur. — Tu me rappelles, lui dis-je, une pauvre tourterelle qui, étant poursuivie par le milan, vint un jour se jeter dans ma veste et se cacher jusque dans mon sein. — Et tu ne l’as pas livrée au milan, n’est-ce pas ? reprit Edmée. — Non, de par tous les diables, pas plus que je ne te livrerai, toi, le plus joli des oiseaux des bois, à ces méchans oiseaux de nuit qui te menacent.

— Mais comment fuirons-nous, dit-elle en écoutant avec terreur la fusillade. — Aisément, lui dis-je, suis-moi. — Je pris un flambeau, et levant une trappe, je la fis descendre avec moi dans la cave. De là nous gagnâmes un souterrain creusé dans le roc, qui servait autrefois à risquer un grand moyen de défense quand la garnison était plus considérable ; on sortait dans la campagne par une extrémité opposée à la herse, et on tombait sur les derrières des assiégeans qui se trouvaient pris entre deux feux. Mais il y avait long-temps que la garnison de la Roche-Mauprat ne pouvait plus se diviser en deux corps, et d’ailleurs, durant la nuit, il y aurait eu folie à se risquer hors de l’enceinte. Nous arrivâmes donc sans encombre à la sortie du souterrain, mais au dernier moment je fus saisi d’un nouvel accès de fureur. Je jetai ma torche par terre, et m’appuyant contre la porte : — Tu ne sortiras pas d’ici, dis-je à la tremblante Edmée, sans être à moi. — Nous étions dans les ténèbres, le bruit du combat ne venait plus jusqu’à nous. Avant qu’on vînt nous surprendre en ce lieu, nous avions mille