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en 1828, moins d’un an après l’Histoire de la contre-révolution en Angleterre. Quelques personnes considérables s’honorent d’avoir, à dater de ces pages, deviné l’avenir qui était réservé à Carrel. Mais en deçà, dit-on, il n’y a qu’un littérateur estimable, des qualités négatives, une main ferme, mais point de ce qu’on peut appeler du talent dans le sens rigoureux du mot, non dans le sens relâché où l’emploie la critique contemporaine.

Cette appréciation est-elle exacte, et ne s’y mêle-t-il pas, à l’insu de ceux qui la font, ou qui n’y contredisent pas, soit quelque préjugé littéraire du même temps que les débuts de Carrel, et qui les aurait empêchés d’y regarder de près, soit un certain penchant à ne pas admirer de trop bonne heure un homme qu’il va falloir bientôt admirer sans réserve ? Les débuts littéraires de Carrel ont été modestes ; qui pourrait le nier ? C’est même une preuve de supériorité qu’il ait eu un commencement, et qu’ensuite il se soit accru avec ces intervalles et ces progrès qui marquent la vie physique et morale de tous les êtres bien organisés. Je veux bien que, jusqu’en 1828, les plus belles pages de Carrel soient ces fameux articles sur la guerre d’Espagne ; mais qu’il ait été homme de lettres jusque-là, et seulement à dater de là, écrivain, c’est à quoi je ne puis consentir. Je crois même que, sans le préjugé particulier auquel j’ai fait allusion tout à l’heure, outre la difficulté de reconnaître et d’avouer un talent nouveau, on eût pu prédire un grand nom littéraire à Carrel dès ses modestes résumés. On dit que de tous ses amis un seul eut cet honneur. Ce fut Sautelet, dont le suicide devait inspirer à Carrel des pages si vigoureuses et si mélancoliques. Sautelet, mort en 1830, n’a pas pu voir toutes ses prédictions accomplies, mais du moins il ne les a pas vues arrêtées à jamais par une fin funeste.

Ce préjugé, qui avait commencé par n’être qu’un sentiment juste, consistait à ne reconnaître un écrivain qu’à une certaine qualité qu’on appelait le pittoresque de l’expression. C’était un sentiment juste, eu égard à la plupart des écrivains du commencement de ce siècle, lesquels avaient éteint la vraie langue française sous une certaine rhétorique de mots abstraits, écho affaibli de la langue déjà fléchissante du xviiie siècle. Mais ce sentiment devint un préjugé le jour où l’expression pittoresque fut estimée comme un privilége si considérable et un don si particulier, qu’on s’habitua à la louer indépendamment de la pensée, et que du regret d’une qualité disparue de notre littérature on fît une théorie de style où la forme était séparée du fond. Or, si je ne me trompe pas sur une époque dont j’ai manqué de cinq ou six