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REVUE. — CHRONIQUE.
nèbre. Tout ce qu’un travail interrompu y a laissé de fautes, songez que, si le sort l’eût permis, je les eusse corrigées. »
Hæc ego discedens, sicut bene multa meorum, etc.[1].
Ces poètes, si peu indulgens pour eux-mêmes, ont eu toutefois le sentiment de leur supériorité, et ils se sont appliqués à la constater, en se séparant, non moins par la différence de leurs allures que par celle de leurs écrits, de la foule des autres poètes. Il y avait alors à Rome, c’est par eux que nous le savons, une littérature toute traditionnelle, toute officielle, qui vivait commodément des lieux-communs de l’imitation, qui reproduisait sans relâche les mêmes genres et les mêmes sujets, qui s’exerçait surtout assiduement à la louange du prince, plus tôt fatigué qu’elle de tant de panégyriques toujours les mêmes ; littérature médiocre, copiste, obséquieuse, bruyante, importune, qui fatiguait le pouvoir, mais en était protégée ; en possession de tous les honneurs, grands et petits, qu’on décernait aux lettres ; dictée dans les écoles, étalée chez les libraires, applaudie sur les théâtres et aux lectures d’apparat, couronnée dans le temple, conservée dans la bibliothèque d’Apollon-Palatin. Nos poètes l’honoraient fort, comme tout le monde ; mais ils se gardaient de s’y mêler, de s’y confondre, s’en excusant avec une humilité peu sincère et suspecte d’ironie. Ces genres épuisés, ces sujets rebattus, étaient, disaient-ils, trop difficiles et trop hauts ; ils n’osaient y prétendre, ils désespéraient d’y atteindre, ils devaient chercher quelque chose de plus à leur portée. La faiblesse de leur génie leur faisait craindre de compromettre, en y touchant, la gloire du souverain. Sans doute ils ne renonçaient pas à l’honneur, au bonheur de la célébrer, mais dans leur mesure, à leurs heures, selon l’occasion ; et ils le faisaient en courtisans habiles, accordant ce qu’ils semblaient refuser, louant comme sans dessein, par rencontre, sous forme de prétermission et d’épisode, évitant soigneusement ces tours directs, insupportables même à la vanité qu’ils embarrassent, cette louange maladroite et brutale, contre laquelle Horace nous dit que regimbait, que se tenait en garde la délicatesse d’Auguste. Du reste, ils n’inquiétaient guère l’ambition des poètes lauréats ; ils leur abandonnaient complaisamment les riches récompenses, les honneurs éclatans, les applaudissemens, le bruit ; ils ne voulaient pour eux-mêmes qu’un peu d’aisance et de loisir, une retraite studieuse, le droit d’y amuser en paix leur fantaisie poétique, l’approbation obscure de quelques amis. Mais ces amis, c’étaient ceux de César, et César lui-même, les esprits les plus délicats, les meilleurs juges de Rome, ceux dont l’opinion devait infailliblement former l’opinion publique et préparer les arrêts de la postérité. Mais dans cette solitude où ils demandaient qu’on les laissât, dans ces sentiers infréquentés du Parnasse où ils voulaient errer seuls loin des regards, ils retrouvaient les traces négligées de Théocrite et d’Hésiode, d’Alcée et de Sapho, de Philetas et de Callimaque. Par eux, la poésie latine, embellie, rajeunie, s’enrichissait chaque jour de quelque nouveauté piquante ; elle devenait, ce qu’elle n’avait pas encore été, du moins au même degré, morale, lyrique, élégiaque, l’interprète des sentimens du poète et des pensées de la société, la voix d’un seul et de tous, personnelle, universelle, romaine, originale.
L’originalité, qu’on leur conteste trop, ils la durent à cet isolement vo-
  1. Trist., i, vii, 13 sq. ; cf. ibid., ii, 535, iii, xiv, 19 sq.