Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 12.djvu/788

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
784
REVUE DES DEUX MONDES.

lontaire, qui, les rendant étrangers à l’esprit de routine, de coterie, d’intrigue, moins touchés du succès que de l’honneur de bien faire, leur permit de comprendre et de suivre, sans préoccupation, le mouvement naturel des esprits et des lettres. L’homme, dans ses productions poétiques, débute par se répandre hors de lui-même, il raconte, il expose, il met en scène, il est épique, didactique, dramatique, jusqu’au moment où, ayant épuisé ce monde extérieur de sa pensée, n’ayant plus où se prendre, comme dit Corneille, il se ramène en soi, et là, dans le mystère de ses passions fatales et de ses volontés changeantes, dans l’infinie variété de ses sentimens, de ses affections, de ses travers, il découvre un monde nouveau, plein d’un intérêt et d’un merveilleux que l’autre ne pouvait plus lui offrir. Alors il se contemple, il s’étudie, il se peint, il se chante, il devient à lui-même son propre héros. Rome, sous Auguste, en était là de son histoire littéraire, et ce fut la force des choses, presque autant que l’inclination particulière des écrivains, qui lui donna à la fois tant d’œuvres de formes diverses que réunit un même esprit : ces satires et ces épîtres, où Horace, reprenant avec plus de précision et d’élégance la libre mesure, le langage familier de Lucilius, retraça une image enjouée des ridicules et des vices de la société romaine, qu’il avouait être un peu les siens ; où il professa les maximes de cette morale, plus ennemie des excès, qu’amie de la vertu, qui plaçait le bien dans le bien-être, dans la modération des désirs et l’économie des jouissances ; ces odes, je ne parle point de celles qui eussent pu vaincre aux concours d’Apollon-Palatin, odes ministérielles, odes artificielles, mais admirablement artificielles, dans lesquelles Horace, un peu à son corps défendant, après s’être fait prier, célébrait en vers magnifiques les gloires de l’empire ; je veux parler de la partie en quelque sorte privée de son recueil, de celle où il chante pour son compte et sans ordre, de tant de pièces charmantes, si libres et si vraies, où sa muse, sa musa pedestris, montant le char lyrique, tourne en sentimens et en images ce qui était idée dans les satires et les épîtres, tout ce qu’elles révèlent de ses aimables faiblesses et de sa molle philosophie ; enfin, ces élégies, où Properce, où Tibulle, où Ovide, développant dans des morceaux de quelque étendue, qui forment un tout par leur réunion, et semblent les actes d’un drame ou les chapitres d’un roman, développant de cette manière ce qu’avaient seulement indiqué, ou esquissé légèrement dans les épigrammes érotiques, dans les essais élégiaques du siècle précédent, Catulle et Calvus, Valérius Caton, Varron d’Atax, Memmius, Cornificius, Ticidas, peignaient, après Gallus, en traits si vifs, l’ivresse des plaisirs, les transports, les faiblesses, les contradictions, les mécomptes de la passion, toutes les joies, toutes les misères de l’amour, naïves confidences dont ils ont su faire une histoire générale du cœur, où chacun se retrouve encore. Je ne prétends pas que les Grecs aient été entièrement étrangers à ces productions, mais seulement que les cadres métriques et poétiques fournis par eux à l’imitation latine, les mœurs romaines les ont remplis de peintures qu’on peut dire originales. Oui, là vit et respire cette société corrompue par les vices de l’univers qu’elle a conquis, énervée par la guerre civile, assoupie par le despotisme, désintéressée de la vie publique et de ses graves devoirs, toute au repos, toute au bonheur, qu’elle cherchait sans le trouver, que lui refusaient les profusions d’un luxe insensé, les brutales satisfactions des sens, l’emportement même, l’étourdissement de la passion, tandis que quelques sages, les moins vicieux de l’époque, pratiquaient et chantaient les seules