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elle ; par conséquent, point de partie. Cécile, la maîtresse de Gérard, commençait à regretter l’auberge, et à trembler pour sa robe neuve. Il fallut mettre les chevaux à l’abri sous un hangard. Deux grands garçons, d’assez mauvaise mine, entrèrent dans la chambre ; c’étaient les fils de la meunière ; ils demandèrent à souper, peu satisfaits de trouver des étrangers. Gérard s’impatientait, Frédéric n’était pas de bonne humeur. Rien n’est plus triste que des gens qui viennent de rire, lorsqu’un contre-temps imprévu a détruit leur joie. Bernerette seule conservait la sienne, et ne semblait se soucier de rien.

— Puisque nous n’avons pas de cartes, dit-elle, je vais vous proposer un jeu. Quoique nous soyons en novembre, tâchons d’abord de trouver une mouche.

— Une mouche ? dit Gérard ; qu’en voulez-vous faire ?

— Cherchons toujours ; nous verrons après.

Tout examiné, la mouche fut trouvée. La pauvre bête était engourdie par l’approche de l’hiver. Bernerette s’en saisit délicatement, et la posa au milieu de la table. Elle fit ensuite asseoir tout le monde.

— Maintenant, dit-elle, prenons chacun un morceau de sucre et plaçons-le devant nous sur cette table. Mettons chacun une pièce de monnaie dans une assiette, ce sera l’enjeu. Que personne ne parle, ni ne bouge. Laissez la mouche se réveiller ; la voilà déjà qui voltige ; elle va se poser sur un des morceaux de sucre, puis le quitter, aller à un autre, revenir, selon son caprice. Toutes les fois qu’un morceau de sucre l’aura attirée et fixée, celui à qui appartiendra le morceau prendra une pièce, jusqu’à ce que l’assiette soit vide, et alors nous recommencerons.

La plaisante idée de Bernerette ramena la gaieté. On suivit ses instructions ; deux ou trois autres mouches arrivèrent. Chacun, dans le plus religieux silence, les suivait des yeux, tandis qu’elles tournoyaient en l’air au-dessus de la table. Si l’une d’elles se posait sur le sucre, c’était un rire général. Une heure s’écoula ainsi, et la pluie avait cessé.

— Je ne puis souffrir une femme maussade, disait Gérard à son ami pendant le retour ; il faut avouer que la gaieté est un grand bien ; c’est peut-être le premier de tous, puisque avec lui on se passe des autres. Ta grisette a trouvé moyen de changer en plaisir une heure d’ennui, et cela seul me donne meilleure opinion d’elle que si elle avait fait un poème épique. Vos amours dureront-ils longtemps ?