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FRÉDÉRIC ET BERNERETTE.

nous un vase trop plein qui déborde. Quand Frédéric sortit du café, il doubla le pas. Deux mois de solitude et de privations lui pesaient ; il éprouvait un besoin invincible de secouer le joug de sa raison et de respirer plus à l’aise. Il prit, sans réflexion, le chemin de la maison de Bernerette ; la pluie avait cessé ; il regarda, à la clarté de la lune, les fenêtres de son amie, la porte, la rue, qui lui étaient si familières. Il posa en tremblant sa main sur la sonnette, et, comme jadis, il se demanda s’il allait trouver, dans la chambrette, le feu couvert de cendres et le souper prêt. Au moment de sonner, il hésita.

— Mais quel mal y aurait-il, se dit-il à lui-même, quand je passerais là une heure, et quand je demanderais à Bernerette un souvenir de l’ancien amour ? Ouel danger puis-je courir ? Ne serons-nous pas libres tous deux demain ? Puisque la nécessité nous sépare, pourquoi craindrais-je de la revoir un instant ?

Il était minuit ; il sonna doucement, et la porte s’ouvrit. Comme il montait l’escalier, la portière l’appela, et lui dit qu’il n’y avait personne. C’était la première fois qu’il lui arrivait de ne pas trouver Bernerette chez elle. Il pensa qu’elle était allée au spectacle, et répondit qu’il attendrait ; mais la portière s’y opposa. Après avoir hésité long-temps, elle lui avoua enfin que Bernerette était sortie de bonne heure, et qu’elle ne devait rentrer que le lendemain.

viii.

À quoi sert de jouer l’indifférent quand on aime, sinon à souffrir cruellement le jour où la vérité l’emporte ? Frédéric s’était juré tant de fois qu’il ne serait pas jaloux de Bernerette, il l’avait si souvent répété devant ses amis, qu’il avait fini par le croire lui-même. Il regagna son logis à pied, en sifflant une contredanse.

— Elle a un autre amant, se dit-il ; tant mieux pour elle ; c’est ce que je souhaitais. Désormais me voilà tranquille.

Mais à peine fut-il arrivé chez lui, qu’il sentit une faiblesse mortelle. Il s’assit, posa son front dans ses mains comme pour y comprimer sa pensée. Après une lutte inutile, la nature fut la plus forte ; il se leva le visage baigné de larmes, et il trouva quelque soulagement à s’avouer ce qu’il éprouvait.

Une langueur extrême succéda à cette violente secousse. La solitude lui devint intolérable, et pendant plusieurs jours il passa son temps en visites, en courses sans but. Tantôt il essayait de ressaisir l’insouciance qu’il avait affectée ; tantôt il s’abandonnait à une colère