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aveugle, à des projets de vengeance. Le dégoût de la vie s’emparait de lui. Il se souvenait de la triste circonstance qui avait accompagné son amour naissant ; ce funeste exemple était devant ses yeux.

— Je commence à le comprendre, disait-il à Gérard ; je ne m’étonne plus qu’on désire la mort en pareil cas. Ce n’est pas pour une femme qu’on se tue, c’est parce qu’il est inutile et impossible de vivre quand on souffre à ce point, quelle qu’en soit la cause.

Gérard connaissait trop bien son ami pour douter de son désespoir, et il l’aimait trop pour l’y abandonner. Il trouva moyen, par des protections puissantes dont il n’avait jamais usé pour lui-même, de faire attacher Frédéric à une ambassade. Il se présenta un matin chez lui avec un ordre de départ du ministre des affaires étrangères.

— Les voyages, lui dit-il, sont le meilleur, le seul remède contre le chagrin. Pour te décider à quitter Paris, je me suis fait solliciteur, et, grâce à Dieu, j’ai réussi. Si tu as du courage, tu partiras sur-le champ pour Berne, où le ministre t’envoie.

Frédéric n’hésita pas. Il remercia son ami, et s’occupa aussitôt de mettre ses affaires en ordre. Il écrivit à son père pour lui apprendre ses nouveaux projets, et lui demanda son autorisation. La réponse fut favorable. Au bout de quinze jours, les dettes étaient payées ; rien ne s’opposait plus au départ de Frédéric, et il alla chercher son passeport.

Mlle Darcy lui fit mille questions, mais il n’y voulait plus répondre. Tant qu’il n’avait pas vu clair dans son propre cœur, il s’était prêté par faiblesse à la curiosité de sa jeune confidente. Mais la souffrance était maintenant trop vraie pour qu’il consentît à en faire un jeu, et en s’apercevant du danger de sa passion, il avait compris combien l’intérêt qu’y prenait Mlle Darcy était frivole. Il fit donc ce que font tous les hommes en pareil cas. Pour aider lui-même à sa guérison, il prétendit qu’il était guéri, qu’une amourette avait pu l’étourdir, mais qu’il était d’un âge à penser à des choses plus sérieuses. Mlle Darcy, comme on peut croire, n’approuva pas de pareils sentimens ; elle ne voyait de sérieux en ce monde que l’amour ; le reste lui semblait méprisable. Tels étaient du moins ses discours. Frédéric la laissa parler, et convint de bonne grâce avec elle qu’il ne saurait jamais aimer. Son cœur lui disait assez le contraire, et, en se donnant pour inconstant, il aurait voulu ne pas mentir.

Moins il se sentait de courage, plus il se hâtait de partir. Il ne pouvait cependant se défendre d’une pensée qui l’obsédait. Quel était le nouvel amant de Bernerette ? Que faisait-elle ? Devait-il tenter de