Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 13.djvu/236

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
232
REVUE DES DEUX MONDES.

tableau complet. Si la doctrine qui veut estimer les vers en les décomposant, et qui prend la prose comme terme suprême de comparaison, avait besoin d’une réfutation, si les esprits les plus étrangers à l’étude de la poésie ne trouvaient pas dans la lecture des vers un plaisir incontesté, l’épître à M. de Pange démontrerait victorieusement la différence qui sépare le vers de la prose. Il n’y a pas, dans toute l’histoire de notre langue, un poète plus concis qu’André Chénier ; personne ne se complaît moins que lui dans l’éclat et le nombre des mots ; comment donc expliquer le charme de cette épître ? Par le choix sévère des expressions, par l’ordonnance heureuse des images. Il y a dans la forme du vers une vertu singulière, que la critique française du dernier siècle semble avoir complètement méconnue, qui condense la pensée et lui rend à peu près le même service que la trempe au fer rouge qu’elle convertit en acier. De même que certaines figures conviennent au marbre, tandis que d’autres conviennent à la toile, il y a certaines pensées qui exprimées en prose, demeurent à peu près sans valeur, et qui, resserrées dans le moule du vers, étreintes par la rime, acquièrent une beauté, une précision inattendue. C’est surtout dans les maîtres du premier ordre qu’il faut chercher la démonstration de cette vérité ; or, je ne crois pas qu’un seul poète de notre langue, pas même l’auteur d’Athalie, connaisse les ruses et les ressources de la versification française mieux qu’André Chénier.

D’après les fragmens que nous avons, il serait impossible de conjecturer ce qu’auraient été le poème d’Hermès et l’Art d’aimer. Nous savons seulement qu’André Chénier se proposait de refaire l’œuvre de Lucrèce en empruntant le secours de la science moderne. Malgré le talent du poète français, malgré la souplesse de son langage et son ardeur pour l’étude, il est permis de douter que cette entreprise eût été couronnée de succès ; car les récentes divisions de la science, en soumettant à une analyse plus rigoureuse les différens phénomènes de la nature, ont singulièrement compliqué la tâche d’un nouveau Lucrèce. Quant à l’Art d’aimer, c’eût été probablement pour André Chénier l’occasion d’une lutte victorieuse avec Ovide. Le poème de l’Invention, qui nous est parvenu tout entier, offre l’alliance heureuse de l’imagination et de la raison. Rarement est-il arrivé à la langue française de parler plus nettement et en termes plus colorés des devoirs de la poésie. Chacune des idées exprimées par André Chénier a le double mérite d’être vraie, d’être applicable, et de se présenter sous une forme vivante. Parfois la déduction de la pensée est brusquement