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POÈTES ET ROMANCIERS DE LA FRANCE.

interrompue par un élan du poète vers l’avenir glorieux qu’il a rêvé ; mais il n’y a pas une de ces interruptions qui ne tourne au profit du lecteur, car l’auteur descend des cimes de son ambitieuse espérance plus libre, plus sûr de sa pensée, plus habile à traduire ce qu’il veut, à formuler les lois qu’il a découvertes en feuilletant studieusement les monumens de l’art antique. Malgré sa prédilection avouée pour la poésie grecque, il s’en faut de beaucoup qu’il circonscrive les devoirs de l’imagination moderne dans l’imitation de Sophocle et d’Homère. Loin de là ; personne n’a jamais distingué l’invention et l’imitation plus franchement qu’André Chénier ; personne n’a senti plus vivement en quoi la liberté diffère de la servitude. Pour marquer comment il comprend l’étude d’Homère et de Virgile, il affirme qu’Homère et Virgile, s’ils fussent nés de nos jours, n’auraient écrit ni l’Iliade, ni l’Énéide. La seule manière de marcher sur leurs traces, de lutter avec eux, est donc de faire ce qu’ils auraient fait, en s’inspirant du génie qui anime leurs ouvrages. Certes un pareil conseil n’a rien de commun avec l’enseignement universitaire, car il ouvre une large voie à toutes les tentatives de l’intelligence, et les déclare d’avance légitimes, pourvu qu’elles demeurent fidèles aux lois éternelles de la beauté.

Entre les idylles d’André Chénier, il en est trois qui méritent une égale admiration, le Mendiant, la Liberté et l’Aveugle. Le charme de ces trois pièces est si étroitement uni à l’élégance continue de l’expression, que l’analyse, en essayant de les faire comprendre, s’exposerait à les obscurcir. Cette remarque s’applique surtout au Mendiant et à l’Aveugle. Quant au dialogue sur la Liberté, outre le mérite d’expression qui le caractérise aussi bien que les deux autres pièces, il possède un mérite moins évident au premier aspect, mais, à mon avis, beaucoup plus précieux, je veux parler de l’enchaînement des idées. Le dialogue des deux bergers se compose de phrases courtes et vives ; mais chacune de ces phrases porte coup. Le poète a trouvé moyen de rajeunir l’éternelle opposition de l’espérance dans la liberté, et du désespoir dans la servitude. Il a montré, avec une délicatesse ingénieuse, comment la souffrance engendre l’injustice, combien la générosité est facile au bonheur. Il n’y a pas une des reparties placées dans la bouche du berger esclave ou du berger libre qui ne renferme une leçon pleine de sagesse. L’idylle ainsi comprise, malgré l’opposition de la vie pastorale et de la vie moderne, n’a rien de factice ni de puéril ; car les pensées exprimées par le poète s’adressent à tous les âges de la