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REVUE DES DEUX MONDES.

les diables lui enviaient une telle œuvre, et Satan applaudit. Ce récit de Ruus termina la séance. Les diables retournèrent à leur chaudière ; Satan se retira dans les profondeurs de l’abîme, et le paysan, l’ame toute troublée, remonta dans son tronc de chêne. Le lendemain il alla trouver l’abbé et lui raconta ce qu’il avait vu. Les yeux de l’abbé se dessillèrent ; il reconnut ses fautes, assembla les moines et les prêtres. Tous se jetèrent à genoux, implorèrent le pardon du ciel. Ruus fut chassé honteusement, et le cloître reprit sa vie austère.

J’ai analysé ce conte grotesque, parce qu’il est du nombre de ces œuvres d’imagination qui caractérisent le moyen-âge. Il apparaît à travers les compositions religieuses de l’époque, comme les figures bizarres des voûtes gothiques à travers les rameaux d’arbres et les bouquets de fleurs. C’est une épigramme au milieu d’une prière, un cri d’incrédulité au milieu d’une pensée de foi. Ce conte a été répandu en Allemagne[1] et en Angleterre. J’ignore à quelle époque le Danemark s’en est emparé.

Le roman de Flores et Blantzeflor fut imprimé à Copenhague en 1509. Cette œuvre galante de chevalerie a été lue du nord au midi, dans tous les castels. L’écrivain danois n’a fait que la reproduire dans une traduction rimée assez plate[2].

Tel était l’état de la littérature en Danemark au xvie siècle, mais à côté de cette poésie écrite si chétive et si pauvre, il y avait une poésie traditionnelle, une poésie mâle, riche, féconde, qui grandit au milieu du moyen-âge danois comme une forêt de chênes au milieu d’une terre aride. C’est la poésie des Kœmpeviser. Pendant long-temps les beaux-esprits la méconnurent, les savans la dédaignèrent ; mais le jour où une main intelligente arracha de l’oubli cette harpe sonore, le jour où cette voix des anciens temps retentit de nouveau sur la terre des scaldes, la foule l’écouta avec surprise, les savans furent émus, les poètes applaudirent, et le Danemark n’eut plus rien à envier aux chants héroïques d’Espagne, aux ballades d’Écosse. Il avait son Cancionnero ; il avait sa Minstrelsy[3].


X. Marmier.
Copenhague, janvier 1838.
  1. On lit dans les Parœmiæ ethicæ de Seidelin, imprimées à Francfort en 1589 : « Quis non legit quæ frater Rauschius agit ? »
  2. L’idée première de ce roman a été faussement attribuée à Boccace. Il fut introduit dans le Nord par Euphémie, comtesse de La Marche de Brandebourg, reine de Norvége. Euphémie mourut en 1312, et Boccace naquit en 1313.
  3. Nous avons publié il y a deux ans, dans la Revue des Deux Mondes, un essai sur les Kœmpeviser. Nous y reviendrons avec de nouveaux documens.