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LES CÉSARS.

« Il n’est au pouvoir de personne de lui rendre service ni de lui nuire ; l’injure ne l’atteint pas, il a la conscience de sa propre grandeur[1]. » Il n’est jamais ni pauvre, ni exilé, ni malade, parce que son ame (laissez-moi dire son orgueil) lui tient lieu de richesse, de santé, de patrie. Aurait-il besoin de consolation ? il penserait que ce qui est un mal pour lui est un bien pour tous, et que Dieu, sans doute, qui malgré sa toute-puissance mène le monde tellement quellement, n’a pu éviter de le faire souffrir. (Beau raisonnement qu’a reproduit l’Anglais Pope dans un long sophisme sans poésie !) « Cela, dirait-il, est l’ordre du destin, il se consolerait avec l’univers[2]. »

Le sage se garde « de tomber dans la compassion. La pitié, que de vieilles femmes et de petites filles ont la simplicité de prendre pour une vertu, est un vice, une maladie de l’ame, une pusillanimité de l’esprit qui s’évanouit à la vue des misères d’autrui, un excès de faveur pour les malheureux, une sympathie maladive qui nous fait souffrir des souffrances d’autrui, comme nous rions de son rire ou bâillons de son bâillement… L’ame du sage ne peut être malade, il ne s’attriste pas de sa propre misère ; peut-il s’attrister de celles d’autrui ? Le sage ne s’apitoie jamais ; il ne pardonne pas[3]. »

Et à ces exigences surhumaines, quel motif ? À cette dernière hyperbole de l’héroïsme philosophique, quel soutien ? À notre nature ainsi accablée, quel secours ? Cette vertu si haute, rendez-la possible ; donnez-nous une raison pour la croire, une force pour la pratiquer. Cette force sera-t-elle la foi à la vie future ? Non : La philosophie n’a pu se tenir à la hauteur où Platon l’avait mise ; les beaux rêves du Phédon se sont dissipés au souffle sceptique de Carnéade, et il se peut bien, vous en convenez, que Socrate mourant n’ait entretenu ses disciples que d’illusions. Vous êtes revenu des profondeurs de la philosophie sans rien de certain sur notre sort à venir. Vous avez des paroles magnifiques sur l’immortalité des ames, sur les épreuves par lesquelles elles se purifient, sur la félicité des justes, leur union, leur claire vue de toute chose, et la plénitude de vie qu’ils retrouvent dans leur patrie, dans « leur ciel, » lorsqu’enfin ils ont satisfait à leur origine qui « sans cesse les ramenait en haut : » thème brillant, lumi-

  1. De Constantiâ sapientis.
  2. Solatium cum universo rapit. (De Providentia, 3.)
  3. Misericordia est aegritudo animi… Sapiens non miseretur… Non ignoscit, etc. — Ces passages, extraits de Sénèque (De la Clémence, II, 4, 5 et 6), expriment la pure doctrine du stoïcisme, comme on la trouve aussi établie par Cicéron (Tusculan., 4.), et combattue par saint Augustin (Cité de Dieu, IX et XIV). Sénèque, en adoptant cette doctrine, cherche à l’adoucir par des distinctions au moins subtiles.