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neuse hypothèse que votre discours vous mène quelquefois à embrasser ; certitude ? non : et quand du milieu de ces magnifiques espérances on vous rappelle aux choses de ce monde, vous vous plaignez qu’on vous fasse perdre un si beau rêve[1].

Mais voici le grand mot de la science, le principe de la vertu : « Il faut suivre notre nature ! C’est la règle sur laquelle se sont formés les sages, la consommation du bien suprême. La nature nous a engendrés sans vices (d’où les vices viennent-ils donc ?), sans superstition, sans perfidie, et même aujourd’hui le vice n’est pas tellement maître du monde que la majorité des hommes ne préférât le bûcher de Régulus au lit efféminé de Mécénas[2]. »

Ainsi, c’est notre nature qui nous commande l’abnégation, le dévouement ? notre nature qui nous fait braver la pauvreté, redouter le plaisir ? qui nous interdit la pitié, nous défend de pleurer nos fils ? Et ailleurs pourtant, par une sorte de révélation, Sénèque nous dit « L’homme est bien méprisable s’il ne s’élève au-dessus de ce qui est humain. » Il parle de vaincre la nature, et son sage, ce type suprême, est si loin de notre nature, que né dans le cerveau des philosophes, il n’a jamais existé que dans leur cerveau. Ni Cléanthe, ni Zénon, ni Caton même, n’ont été des sages ; tout le stoïcisme en convient.

Contradiction choquante, mais inévitable ! L’explication de la nature humaine, cette question : « Pourquoi le vice si mauvais devant notre raison est-il si adhérent à notre nature, si contraire au bien de la société et si intime à chacun de nous ? » voilà la pierre d’achoppement de toute l’antiquité ; souvent pénétrante et sublime sur d’autres points, elle ne sait rien sur celui-là.

Et dévoilerai-je toutes les misères du stoïcisme, tous les niais refuges d’une vertu fausse, les mille raisons secondaires, au lieu d’une raison forte et supérieure, convoquées pour soutenir une base qui plie ? « Ne craignez pas la pauvreté, le pauvre voyage en paix, il n’a pas peur des voleurs. Ne pleurez pas trop vos enfans, une douleur prolongée n’est pas naturelle ; la vache à qui on a ôté son veau mugit un jour ou deux, puis revient au pâturage ; l’homme est le seul animal (Sénèque s’en étonne) qui regrette long-temps ses petits. »

Que d’exigence et en même temps que d’impuissance ! S’il y a sou-

  1. Voyez surtout l’épître 102 tout entière, dans laquelle Sénèque exprime un doute, et non pas une négation, comme le croient d’ordinaire ceux qui la citent, et la fin de la Consolation à Marcie, morceau éloquent et curieux, plein de notions chrétiennes.
  2. De Vitâ beatâ, 3. — Ep. 122. — De Providentiâ.