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se raffina dans les pièces de Florian, Legrand, Desportes, Marivaux, etc. ; Scapin se transforma en Mezetino, personnage plus corrompu et moins grossier ; Polichinelle eut un successeur dans Pierrot. En s’emparant des masques italiens, la France enleva à la comédie de l’art ce qu’elle avait de trop grossier, et fit de cette comédie, ainsi modifiée, un genre nouveau de son théâtre. La France enleva de plus à l’impuissance de la langue italienne Giraldi, Romagnesi, et d’autres acteurs qui n’auraient probablement jamais pu faire paraître une parodie écrite dans la langue de leur pays.

Nous venons de voir, par l’exemple de Goldoni et Gozzi, que le théâtre national a toujours été dans une situation fort triste en Italie, après l’Arétin. Aussi l’Italie a-t-elle arraché des reproches bien durs à ses meilleurs écrivains : Riccoboni maudissait l’ignorance italienne ; Goldoni place au début de ses mémoires des plaintes contre sa patrie ; Gozzi, vivement attaqué, avait l’impertinence de répondre : « Quand la nation se réveillera, je sacrifierai mon métier d’écrivain à petits succès, pour me lancer dans la carrière dramatique ; en attendant, j’arrange du Calderon et du Moreto à l’usage de la compagnie Sacchi ; » Baretti, en entendant dire par Voltaire que les Italiens étaient des Arlequins, ne savait que répondre : « Comment puis-je m’exposer à défendre une patrie où Chiari et ses semblables trouvent trois ou quatre millions d’admirateurs ? Oui, monsieur de Voltaire, dites que nous sommes des Goths et des Arlequins, je ne puis pas vous démentir. » Or, rapprochez de la comédie italienne, toujours languissante, les succès, les puissans effets de la comédie de l’art, représentée par tant d’acteurs et de poètes, égayée de tous les types bizarres des provinces italiennes, toujours soumise aux traditions de Venise, inépuisable dans son improvisation, pleine de génie, de caprices, de variantes ; rapprochez, dis-je, de la pauvre comédie italienne cette comédie des patois, soutenue par une suite de chefs-d’œuvre, depuis Calmo jusqu’à Gozzi, applaudie sur tous les théâtres d’Europe, fêtée à Paris, et vous verrez là un phénomène bien étrange, une Italie double : l’une municipale, l’autre nationale ; l’une riche, européenne, pleine de vie et de poésie, et l’autre, pauvre, morte, stérile, réduite aux platitudes de Cicognini, plus tard représentée par l’abbé Chiari, insultée par les étrangers, honnie par les nationaux qui se trouvaient compromis en voulant la relever.


J. Ferrari.