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THOMAS CARLYLE.

me le jetant à la tête d’un air grave, il descendit l’escalier quatre à quatre. Je m’emparai d’un autre coussin que je lui lançai à mon tour du haut de l’escalier. » Voilà un bien petit fait et qui déroge singulièrement à la gravité des conspirateurs puritains, à la majesté de l’histoire, au but grandiose et au caractère austère de l’époque. Qui n’aperçoit cependant la lumière versée par un incident aussi grotesque sur Cromwell, son caractère, ses associés, ses espérances et son avenir ? Dans cette facétie, il y a plus de mépris burlesque pour les graves utopies des gens qui conspirent avec Cromwell, que dans un volume entier de commentaires ; c’est une révélation si naïve de son énergie et de son ambition comprimées ! Carlyle n’a pas oublié un de ces traits. Son habileté consiste à les choisir, à les détacher, à les éclairer. La force de son intelligence l’empêche de confondre les faits mesquins avec les circonstances caractéristiques, les petitesses inévitables de la vie humaine avec les bassesses spéciales de l’individu. Son Mirabeau, son Bonaparte, sa Charlotte Corday, soumis à ce procédé bizarre et peints à la loupe, n’en paraissent que plus grands.

En analysant Carlyle, on est obligé d’expliquer perpétuellement l’opération de sa pensée et de dire les motifs de cette opération. Quant à son style, qui n’est ni anglais ni allemand, nous ne nous chargeons point de le défendre ; c’est assez de le comprendre, ou plutôt de le deviner. Il se distingue surtout par la recherche, la manière, l’exagération et l’affectation ; mais ce qui est singulier, c’est que cette affectation est naïve. Il ne la revêt pas comme un costume ; elle est devenue lui-même. Elle résulte de ses longues études, de l’éducation excentrique qu’il a imposée à sa vie intellectuelle, et de la retraite dans laquelle il vit. Comme ensemble et comme plan, l’œuvre offre des disparates ; un accès lyrique interrompt pendant six pages une description matérielle, et l’apostrophe hasardée tache presque tous les chapitres de points d’exclamation interminables. La répétition des mêmes épithètes, appliquées sans cesse aux mêmes hommes, comme dans Homère, produit un effet nauséabond ; vous vous ennuyez fort de retrouver toujours l’incorruptible verdâtre au lieu de Robespierre, et le lieutenant-olive-noire pour le jeune Bonaparte. L’art de la composition, celui des nuances heureusement fondues, le goût, la modération, la grace, tout ce qui s’apprend dans un certain monde élevé, manquent à Carlyle. Cette habitude de style, péniblement forte et sèchement étudiée, rappelle la vieille école de peinture allemande, dont nous ne contestons pas les mérites, mais qui,