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à son énergie, à sa précision et à un sentiment profond de l’art, joignait une sécheresse si laborieuse.

Tels sont les défauts de forme et de composition qui rendent cet ouvrage intraduisible et à peine intelligible. Au lieu de trouver un livre fait, une pensée accomplie, un plan mis en œuvre, comme c’est la loi et la juste loi en France, vous découvrez, accumulés dans un espace assez étroit, les élémens de la pensée, les suggestions les plus diverses, les points de vue les plus originaux, les excitations les plus vives de l’esprit. Ce travail, qui n’est pas achevé, tente et stimule toutes les capacités et toutes les facultés de votre intelligence. Tout ce que vous avez d’activité et de mouvement dans le cerveau s’ébranle et s’émeut à cette impulsion originale. Ce serait un chef-d’œuvre, si Carlyle avait réalisé, par la grande perfection de la forme, la profondeur et la variété du sens que son livre contient. Erreur ou malheur qui appartiennent au Nord, aux Anglais moins qu’aux Allemands, mais à toutes les nations empreintes de teutonisme, à toutes les langues teutonnes. Esse quàm videri ; c’est le mot d’ordre de ces peuples. Ils ont pardonné à Burke sa gaucherie et la longueur déclamatoire de ses discours en faveur de son éloquence. Videri quàm esse, c’est la devise de tous les peuples méridionaux qui ont recueilli l’héritage romain ; elle emporte avec elle les dangers contraires. Notre littérature est pleine de talens complets et creux, de livres bien divisés et nuls, de formes extérieures qui ont passé pour régulières, d’apparences de choses complètes qui ne sont complètes que par leur aspect. Les boîtes à épopée, les canevas à roman, les charpentes de drame, ingénieuses et mécaniques fabrications des artisans sans idées qui se livrent à ces agréables métiers, abondent parmi nous. Les littératures septentrionales au contraire manquent d’œuvres régulièrement fabriquées. Les uns, hommes du Nord et du teutonisme, crient vivat, à propos de six pages, même brutales, qui prouvent génie et pensée ; les autres, enfans du Midi et de Rome, s’agenouillent devant un volume bien rangé, s’il est gros. Pour ceux-ci, le génie est la forme ; pour les autres, la valeur intrinsèque décide de tout. Il est curieux de retrouver dans cette division, plus féconde qu’on ne le pense, d’une part l’héritage plastique de la littérature grecque et de la discipline romaine, accepté par les méridionaux, d’un autre le sauvage élan des nations germaniques conservé dans le Nord. Ce point de vue, exactement historique, profondément vrai, explique à la fois toute la diversité de nos littératures et toute celle de nos institutions politiques dans l’Europe moderne.