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REVUE. — CHRONIQUE.

des choses ? La Porte est hors d’état de reprendre sérieusement, effectivement, le gouvernement de la Syrie et de l’Égypte. Méhémet-Ali peut les perdre, le sultan ne peut pas les acquérir. C’est là une vérité irrécusable ; il n’est pas un homme éclairé, désintéressé, sincère, qui puisse la révoquer en doute. Dès-lors que deviendra la Syrie, peut-être l’Égypte, quand elles ne seront plus la propriété d’un vassal puissant, mais fidèle, loyal (il l’a prouvé en Morée, il l’a prouvé à Navarin) du sultan ? Ce qu’elles deviendront ? on ne nous le dira pas ; mais il faudrait être aveugle pour ne pas le voir.

Pour prouver que l’existence de Méhémet-Ali dans sa condition actuelle est incompatible avec l’intégrité de l’empire ottoman, le noble lord nous donne un argument d’autorité ! — C’est là, dit-il, l’opinion du gouvernement turc, juge compétent en cette matière. — L’opinion du gouvernement turc n’a pas la moindre valeur ici. George III était profondément convaincu que les provinces américaines étaient indispensables à la grandeur de l’empire britannique : il se trompait. Le roi de Hollande croyait que les Pays-Bas ne pouvaient se passer de la Belgique : il s’est trompé, et son erreur a failli être funeste à la Hollande. En toute question d’amour-propre, le vaincu est un mauvais juge ; c’est un juge qui s’aveugle sur ses propres intérêts.

Mais peut-on parler sérieusement des opinions du gouvernement turc ? Le gouvernement turc n’a plus d’opinions : il prend les opinions que la diplomatie lui donne. Citer l’opinion du gouvernement turc, c’est citer l’opinion de lord Ponsonby, de celui dont lord Palmerston lui-même disait, en 1839, qu’il faisait des folies, qu’il se laissait emporter par ses haines, et qu’il s’appliquerait à le modérer. Il y a admirablement réussi.

Les orateurs habiles réservent, dit-on, l’argument le plus fort pour la clôture de la démonstration : le noble lord a réservé pour la fin l’argument le plus plaisant. On ne veut s’engager à rien, pas même à l’endroit de l’Égypte. On peut tout au plus se permettre de donner quelques conseils au sultan. Et pourquoi tant de modestie et tant de réserve ? Parce que le sultan est le maître chez lui, et qu’il lui appartient de décider lequel de ses sujets sera nommé par lui pour gouverner telle ou telle partie de ses états. Ainsi Méhémet-Ali est un préfet qu’on peut confirmer ou destituer à son gré. Que dirions-nous si l’Angleterre exigeait de notre gouvernement de maintenir à son poste le préfet du Pas-de-Calais ?

Nous avons dit que l’argument était plaisant ; c’est une erreur. Il est inique. Quoi ! depuis un quart de siècle, Méhémet-Ali est en possession paisible de l’Égypte, et vous le comparez à un constable, à un fonctionnaire public révocable ad nutum ? Il a fondé en Égypte un grand établissement, il a traité avec vos consuls, protégé votre commerce, fait pour l’Europe, pour son industrie, ce que la Porte n’eût jamais pu ni voulu faire, et vous nous parlez à son égard du pouvoir discrétionnaire du sultan ? Et parce qu’en présence de quatre grandes puissances européennes coalisées contre lui, il n’a pas montré peut-être toute la résolution, toute l’énergie qu’on avait quelque droit d’attendre, vous ne daignez parler de lui que comme d’un de ces subalternes dont un