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REVUE. — CHRONIQUE.

sance ; la rentrée surtout enlève l’auditoire, qui bat des mains et demande à entendre une seconde fois. Cette phrase, quoique du reste assez vulgaire et d’une inspiration moins heureuse que celle que Bellini a mise dans la bouche d’Orovèze au commencement de Norma, produit le même entraînement, grace à l’action colossale du robuste chanteur. La romance, avec accompagnement de harpe, que Lucrèce Borgia soupire auprès de Gennaro endormi, est un assez pauvre morceau dont la vocalisation tout élégante de la Grisi ne parvient pas à faire passer la médiocrité, et le finale qui suit manque généralement l’effet qu’on attend. Il en est presque toujours ainsi lorsque la musique touche à quelque situation vraiment belle d’un drame, et s’efforce de la traduire à sa manière. Les bonnes choses sont fragiles et courent grand risque quand on les déplace. Dans la pièce française, cette scène a quelque chose de véhément, de brusque, d’imprévu, qui ne saurait s’accommoder du développement inévitable que la musique apporte. Chacun, en abordant cette femme, se venge à sa façon, et l’invective se multiplie autant de fois qu’il y a de personnages sur le théâtre ; dans l’opéra, au contraire, tous passent à leur tour, récitant l’un après l’autre le même motif : on conçoit quelle monotonie en résulte. Il y a des situations qui, par leur grandeur extérieure, leur pompe dramatique, au premier abord semblent musicales, et qu’ensuite, en les traitant, la musique altère et dénature ; celle dont nous parlons est de ce genre. M. Hugo, dans son emprunt à Shakspeare, a été plus heureux que M. Donizetti dans son emprunt à M. Hugo. Le trio du second acte est, sans contredit, le meilleur morceau de la partition. Là, par exemple, vous retrouvez dans toute la grace de son inspiration le chantre mélodieux de Lucia, le maître aux combinaisons faciles, aux cantilènes pures et mélancoliques. Le duc de Ferrare, au moment de présenter à Gennaro la coupe empoisonnée, résiste aux instances de la duchesse, et bientôt, au-dessus du dialogue animé qui s’établit entre eux, monte et plane une voix fraîche, harmonieuse, idéale, une de ces phrases tendres et suaves comme en chante Percy dans Anna Bolena. Aussi la sensation est unanime, et tant que dure ce morceau, il court dans la salle un frémissement de plaisir qui ne s’arrête qu’aux dernières mesures pour faire place aux applaudissemens. Au troisième acte, l’air de Gennaro est une rêverie délicieuse ; il y a dans la mélodie plus d’expression que les Italiens n’en cherchent d’ordinaire. Cette musique chante la tristesse et la mélancolie, et s’exhale des lèvres du jeune Vénitien comme un vague pressentiment de la fête lugubre qui l’attend au-delà de cette porte dont il va franchir le seuil. Il faut dire aussi que M. de Candia dit cette cavatine avec un sentiment admirable et qui ne le cède qu’au timbre enchanteur de sa voix. Dans le rôle de Gennaro, M. de Candia a réalisé les plus hautes espérances ; jamais on n’entendit un organe plus doux et plus charmant, une émission de voix plus flexible et plus merveilleuse : la cantilène du trio dont nous parlions tout à l’heure offre chaque soir au jeune ténor une occasion de se distinguer Aussi les bravos ne lui manquent pas, et la salle entière l’accueille avec d’unanimes transports, auxquels son passage à l’Opéra ne l’avait guère accoutumé. Voilà désormais M. de Candia à sa place ; après bien des in-