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certitudes, bien des découragemens heureusement surmontés, il a trouvé aux Italiens sa musique et son public, et peut marcher hardiment sur cette grande scène de Rubini, de la Grisi, de Tamburini, de Lablache, et dans cette atmosphère harmonieuse où sa belle voix se complaît. La Grisi est bien amoureuse, bien charmante, bien plaintive pour une Borgia, et nous pensons que M. Hugo aurait quelque peine à reconnaître son héroïne incestueuse dans cette belle fille qui vocalise avec tant de grace et semble ne pouvoir se décider à perdre pour un instant l’habitude du sourire. Du reste, si c’est un tort (au Théâtre-Italien cela peut-il s’appeler un tort ?), qu’on s’en prenne à M. Donizetti, qui n’a pas hésité à faire de la fille d’Alexandre VI une délicieuse bergère de Guarini. Est-ce qu’il en serait de la musique italienne un peu comme de notre poésie française sous l’empire, et les caractères du drame ne sauraient-ils passer dans une partition sans avoir reçu d’avance le baptême de Ducis ? Tamburini déploie, dans le rôle du duc de Ferrare, toutes les belles qualités qu’on lui connaît. Quant à Lablache, c’est sous les traits d’un jeune patricien de Venise, d’un jeune débauché qu’il nous apparaît cette fois. Vous figurez-vous le vieux Campanone dissimulant son ventre énorme sous un pourpoint de velours et d’or ; vous figurez-vous le bonhomme Geronimo en cheveux blonds, inondé de parfums ? Pourquoi non ? Falstaff n’est-il pas de toutes les parties de Henri V. Et d’ailleurs, quand un chanteur de la trempe de Lablache consent à se charger d’un emploi de coryphée dans l’intérêt de nos plaisirs, on a bien assez à faire d’écouter sans se mettre encore en peine de regarder. Que n’a-t-on pas dit des chœurs du Théâtre-Italien ! Eh bien ! ces chœurs si bafoués, vous ne trouveriez pas leurs pareils en Europe, quand c’est Lablache qui les mène.

Décidément Mme Damoreau quitte l’Opéra-Comique ; une querelle survenue entre la cantatrice et l’administration à propos d’un rôle promis ou donné d’abord, puis enlevé, querelle dont tous les journaux ont retenti, éloigne avant le temps cette voix si distinguée de la scène où elle régnait sans partage, où sans doute elle ne sera pas remplacée. Mme Damoreau a parcouru ainsi tous les rayons de l’échelle dramatique, et se retire après avoir passé des Italiens à l’Académie royale de musique, de l’Académie royale à l’Opéra-Comique. Cette fois c’est pour tout de bon. Mme Damoreau s’en va. Adieu l’Ambassadrice et le Domino noir. Qui osera toucher après elle à ces rôles d’Henriette et d’Angèle, que son délicieux talent brodait de ses plus riches fantaisies ? L’Ambassadrice ou le Domino noir sans Mme Damoreau, autant vaudrait la Sylphide sans Taglioni. C’est désormais pour M. Auber tout un répertoire à refaire. Il ne nous appartient pas de nous constituer juge en un pareil procès, et de dire qui a tort ou raison. Cependant, tout en déplorant la retraite de Mme Damoreau, tout en reconnaissant qu’il est impossible qu’on se fasse illusion au point de croire que Mme Thillon, avec sa vocalisation prétentieuse, ses cascades de fausses notes et son accent britannique, soit jamais en état de recueillir l’héritage de la prima donna par excellence, nous pensons que pour cela l’Opéra-Comique ne se verra point réduit à fermer ses portes. Les destinées d’une