Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 25.djvu/339

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
335
AFFAIRES DE BUÉNOS-AYRES.

ment de rage, car nous lui enlevions sa conquête, et il sentait que contre nous tous ses efforts se briseraient inutilement. Cependant il ne désespéra pas encore. Maintenant qu’il ne devait plus compter sur la prise de Montevideo, sa condition d’assaillant lui faisait une nécessité de livrer une bataille ; il la chercha. Il faut le dire, cet ennemi si dédaigné montrait une singulière audace. Vingt fois il essaya d’attirer Rivera en rase campagne, mais le patient gaucho, sans se laisser amorcer, resta inébranlable dans son camp retranché de Cagancha, à treize lieues de la ville. Force fut donc à Echague de tenter de rompre les lignes et de pousser l’ennemi dans ses retranchemens. C’est ce qu’il fit. Trois fois il lança sa cavalerie contre l’armée orientale, et trois fois l’artillerie et l’infanterie de Rivera lui firent éprouver des pertes considérables sans se laisser entamer un instant. Ces charges réitérées et toujours malheureuses épuisèrent les troupes argentines ; le découragement les saisit, le désordre se mit dans leurs rangs, les escadrons se débandèrent, chacun s’enfuit en tirant de son côté ; la bataille fut gagnée pour Rivera. Il lui suffit que l’ennemi fût en déroute et quittât le territoire de la république ; il ne le poursuivit pas : être maître chez lui était son seul désir ; il s’estimait assez heureux de pouvoir annoncer la fin de l’année 1839 par le bulletin d’une victoire éclatante. Telle fut la bataille de Cagancha, qui a fait du 29 décembre une grande journée pour la République Orientale.

Echague se retira dans sa province sans être inquiété : toutes ses troupes le rallièrent, et il effectua son passage de l’Uruguay au paso de los Higos[1], sans qu’aucun ennemi s’y opposât. Nos agens s’irritèrent contre le général Lavalle, qui ne parut point pour harceler les fuyards. « Où donc est-il ? que fait-il ? Quand trouvera-t-il une meilleure occasion d’en finir avec Echague et l’Entre-Rios ? Vraiment Lavalle est inexplicable ! » Ainsi éclataient nos plaintes. Si nous avions voulu nous tenir dans la réalité, la réponse était facile : nous nous étions formé du général Lavalle une opinion exagérée ; pouvait-il satisfaire nos impatiences et nos ardens désirs ?

Mais déjà M. le contre-amiral Leblanc ne commandait plus la division française ; il avait fait ses adieux aux marins le 23 décembre, et bientôt après il partit pour la France avec la frégate la Minerve. Les habitans de Montevideo, les proscrits argentins surtout, lui exprimèrent les regrets les plus vifs ; nos marins le virent s’éloigner avec indifférence. C’est au milieu de ces circonstances que M. le contre-amiral Dupotet venait prendre le commandement de l’escadre. Tout le monde était dans l’ivresse de la victoire de Cagancha, on ne rêvait que triomphes à Montevideo, chacun croyait toucher au dénouement. Disons tout de suite les difficultés de la position du nouveau chef. Quand on lui confia le commandement de la station du Brésil, le gouvernement français,

  1. Les pasos sont des points de rétrécissement dans le lit profond du fleuve. Les habitans choisissent ces endroits pour le traverser, soit à la nage en jetant un bras sur le dos de leurs chevaux, soit, dans des barques recouvertes en peaux et qu’ils nomment pelotas (ballons).