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AFFAIRES DE BUÉNOS-AYRES.

peuples et résumait ainsi la nation en une sorte d’aristocratie très limitée. Ce parti prit son nom du but même qu’il se proposait : on l’appela unitaire. Un instant (mais alors aucun chef n’avait révélé au peuple sa force) on crut toucher à ce résultat. Le 23 janvier 1825, la loi fondamentale, que la nation n’a malheureusement pas sanctionnée, unit les treize provinces sous le même pacte de confédération ; le capitaine-général de la province de Buénos-Ayres était chargé du suprême pouvoir exécutif des provinces unies du Rio de la Plata. La présidence de M. Rivadavia sembla réaliser un instant ce beau idéal. On conservera long-temps le souvenir de ce qu’était Buénos-Ayres à cette époque : elle justifiait son surnom d’Athènes de l’Amérique. Quel triomphe pour la civilisation européenne ! L’intelligence donnait la loi, et la force brutale, qui s’ignorait encore, demeurait passive et obéissait. Il faut le dire, le rêve des unitaires fut beau, mais il fut court.

Au sein de la campagne de Buénos-Ayres, au milieu des gauchos dont il était le compagnon, s’élevait un homme que la fortune destinait à renverser tous ces plans, et, le dirons-nous ? à faire triompher la civilisation grossière, mais énergique du paysan sur la civilisation raffinée et un peu énervée du riche habitant de la ville. Cet homme du destin, c’est le général don Juan Manuel de Rosas. Son père était un estancier aisé du sud de la province. Jusqu’à l’âge de vingt-six ans, le jeune don Manuel vécut sous le toit paternel avec les paysans, les gauchos, dont il partageait les occupations et les plaisirs. Il les surpassait tous dans leurs jeux et dans leurs travaux. Dans les exercices du corps, il était le plus fort et le plus agile ; nul ne l’égalait pour dompter un cheval sauvage, abattre un taureau furieux, ou rallier un troupeau fuyant devant une terreur panique ; il lançait les boules et le lacet (bolas y lasso) avec une habileté merveilleuse. Mais ce qui frappait surtout en lui, c’était un caractère indompté et indomptable, une énergie de volonté que rien ne faisait plier. Il quitta la maison de son père plutôt que de céder à son autorité. Il ne lui fut pas difficile de trouver à employer son activité ; les grands propriétaires le recherchèrent ; il gagna à son tour des terres, des bestiaux ; son influence s’étendit parmi les gauchos, ils le nommèrent, en 1818, capitaine des milices du district de Chascomus. Deux frères, les plus riches estanciers de la province, don Nicolas et don Tomas Manuel Anchorena, qui déjà méditaient d’opposer la campagne à la ville, comprirent tout ce qu’il y avait à espérer de cet ardent gaucho ; ils se l’associèrent et lui confièrent l’administration de leurs vastes estancias. Rosas pressentit son avenir et jeta les bases de sa haute fortune : il devint chef d’escadron des milices, enchaîna à lui les gauchos en se déclarant leur protecteur, et prit dans la campagne un ascendant extraordinaire. Dans cette voie qu’il suivit avec persévérance, il eut quelques mauvaises affaires avec les autorités locales, dont il envahissait les attributions ; mais il s’en tira avec l’appui des Anchorena. Tout à coup il apparut comme l’homme de l’ordre public, en prêtant au général Rodriguez, gouverneur de Buenos-Ayres, le secours de ses partisans pour étouffer un soulèvement qui éclata en octobre 1820. Les habitans de Buénos-Ayres furent d’abord effrayés