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à la vue de cet homme qui accourait à toute bride à la tête de deux cents cavaliers inconnus, tous vêtus de rouge, sa couleur favorite ; puis ils admirèrent l’audace avec laquelle cette troupe attaqua et défit les rebelles ; ils furent émerveillés de leur discipline, car Rosas avait menacé de tuer de sa propre main quiconque, parmi ses compagnons, prendrait pour la valeur d’un réal pendant l’attaque, et il l’eût fait. Il gagna dans cette affaire le titre de colonel de milices, reçut des félicitations publiques, et fut nommé chef militaire des districts de Chascomus et de la Guardia del Monte.

Dès-lors il rêva tout. Il avait trente-un ans. Il jeta un coup d’œil sur sa patrie et la sonda jusque dans les entrailles pour reconnaître sur quels élémens son ambition pouvait fonder sa puissance. Tout d’abord il vit deux classes de citoyens bien distinctes, le riche habitant de la ville et l’habitant des campagnes ; le premier éclairé, civilisé, maître de la république et faisant la loi, et cependant faible, sans énergie et peu nombreux ; le second, au contraire, composant la masse de la nation, plein de force et rudement trempé aux fatigues et aux dangers, mais jusqu’ici humble, obéissant aux ordres de la ville, et s’ignorant complètement. Rosas sentit que l’avenir de la république reposait sur la campagne ; pour disposer de tous ses élémens vitaux, il suffisait de donner un chef aux gauchos. Les tribus sauvages faisaient souvent des incursions jusqu’au cœur de la province. Le nouveau colonel des milices profita de cette circonstance pour habituer les paysans à recourir sans cesse à lui ; il les tint en haleine. Sa maison de la Guardia del Monte devint une forteresse d’où toute la campagne reçut le mot d’ordre. Il parvint à inspirer une sorte de terreur aux barbares ; il réussit même à s’attacher quelques-unes des hordes éparses qui se sont fixées dans la république, et se trouva tout à la fois et le héros du désert et le roi des gauchos.

Les unitaires préparaient l’union des provinces. Rosas crut s’apercevoir que le vœu général était pour la confédération, établie sur une base différente de celle qu’on méditait ; selon lui, l’élément populaire devait dominer. Mais il ne pouvait espérer de tenir seul en échec la grande influence du congrès général réuni par ses adversaires. Il chercha des amis parmi les hommes qui, comme lui, s’étaient élevés en s’appuyant sur la campagne : tels étaient le gouverneur de Cordova, Bustos ; Ibarra, commandant de Santiago del Estero ; enfin Quiroga, le féroce gaucho de la Rioja. Leur but était d’empêcher l’organisation fédérative de la république sous l’influence des unitaires. Ils ne purent prévenir la formation du congrès de 1824, ni l’acte fédéral de 1825 ; mais quand eut adhéré à la ligue le fameux Lopez de Santa-Fé, si puissant parmi les gauchos de sa province, ils protestèrent hautement, et, soutenus de l’assentiment de plusieurs états, ils opposèrent puissance à puissance, la campagne à la ville, et le colonel don Manuel Dorrego au président unitaire de la république, M. Rivadavia. Le triumvirat de Rosas, Bustos et Quiroga menaça les armes à la main le pouvoir établi, et les chefs unitaires, plus philosophes qu’hommes d’action, effrayés de voir la guerre civile près d’embraser le pays, se retirèrent volontairement des affaires, avouant naïvement