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fille, on retrouve les influences d’éducation qui ont dû former le caractère voluptueux et cruel du tyran qui occupa ensuite le trône d’Angleterre, du bourreau couronné d’Anne de Boleyn et de Catherine Howart. Rien n’est plus caractéristique que l’ordonnance rendue en 1563, « pour la fidélité du portrait de la reine Élisabeth d’Angleterre. » Une commission d’experts est instituée avec ordre de supprimer toute image « qui offrît quelques défauts ou difformités, dont, par la grace de Dieu, sa majesté est exempte. » Alexandre-le-Grand eut la même coquetterie, et défendit à tout autre artiste qu’à Lysippe de Sycione de reproduire ses traits ; mais Alexandre était jeune lorsqu’il se permit cette boutade, et sans doute il en eût rougi plus tard. Au contraire, celle que Shakspeare appelait « la belle vestale assise sur le trône d’Occident » tenait d’autant plus à son ordonnance qu’elle se sentait vieillir, et à soixante ans, elle envoyait en prison un pauvre graveur en médailles qui, dans une épreuve de monnaie, avait eu le tort de faire avec trop d’exactitude le portrait de sa gracieuse souveraine.

Si les partisans du divorce renouvelaient leur requête si souvent étouffée, ils trouveraient dans le Livre des Singularités une pièce à l’appui, qui prouve, soit dit en passant, que les Orientaux ont appliqué avant nous la statistique à l’administration. Sur la porte principale de la ville d’Agra, dans l’Hindoustan, on voit, M. Peignot l’assure du moins, une inscription en très gros caractères, dont voici la traduction littérale : « Pendant la première année du règne de l’empereur Julef, deux mille mariages furent cassés par le magistrat, d’après le consentement réciproque des deux époux ; l’empereur apprit ces détails avec une telle indignation, qu’il abolit le divorce dans ses états. Dans le cours de l’année suivante, le nombre des mariages à Agra diminua de trois mille, et celui des adultères augmenta de près de sept mille. Trois cents femmes furent brûlées vives pour avoir empoisonné leurs maris, et soixante-quinze maris le furent pour avoir assassiné leurs femmes. La quantité des meubles brisés et détruits dans l’intérieur des familles représenta une valeur de 3 millions de roupies. L’empereur se hâta de rétablir le divorce. »

Par les emprunts que nous avons faits à l’amusante compilation de M. Gabriel Peignot, on voit qu’il s’agit d’un livre auquel on ne peut appliquer les formules ordinaires de l’éloge ou du blâme. Les débauches d’érudition, fort communes quand les érudits étaient nombreux, sont devenues aujourd’hui assez rares : elles ont pourtant leur prix ; on est heureux de trouver dans sa bibliothèque une œuvre excentrique, un aliment de saveur étrange, fortement relevé et de digestion facile, quand on sent, à une certaine pesanteur des idées, que l’intelligence affadie a besoin d’une excitation, et c’est pourquoi nous avons cru devoir signaler le Livre des Singularités comme une exception digne de remarque.


A. Cochut.