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REVUE MUSICALE.

de bien près à cette perfection dont Sophie Loewe semble jusqu’ici avoir possédé seule le secret. Sophie Loewe tire un rare parti de cet art dans sa manière de chanter Adélaïde. On le sait, depuis tantôt dix ans cette noble cantate de Beethoven a toujours été pour les plus grands chanteurs un sujet d’étude et de triomphe. Haitzinger, Rubini, la Devrient, s’y sont exercés chacun selon la mesure de son intelligence et de son talent. La Devrient par exemple, qui produisit autrefois avec Adélaïde un si puissant effet, ne me semble pas en avoir jamais rendu le sens véritable, la légitime expression. Impétueuse et vive comme une femme dramatique et passionnée qu’elle est, la Devrient apportait dans cette élégiaque mélodie quelque chose des souvenirs du théâtre. Sophie Loewe, au contraire, s’y montre pleine de réserve et de discrétion. Elle récite Adélaïde avec une grace décente, une pureté suave, une mélancolique sérénité que bien des gens peuvent prendre pour de la froideur, mais qui nous paraît à nous l’idéal du caractère de ce morceau. Quelle poésie dans ces longues tenues, dans ces sons doucement prolongés dont elle file comme un voile de brouillards sur cette forme vague et mélodieuse ! Oui, c’est bien là une rêverie dans les vapeurs d’une matinée d’Allemagne, lorsque la rosée tombe, que les oiseaux s’éveillent dans les branches, que l’ame se souvient et prie, une rêverie dans un jardin sonore tout rempli de bruits et de parfums, où s’élève peut-être au milieu des touffes de fleurs une croix de bois venue sur quelque tombe ignorée, cette croix que Goethe n’aimait pas à rencontrer dans ses promenades, et dont l’ombre presque toujours tempère le naturalisme éclatant de Beethoven.

Il convient de dire un mot du répertoire de Mlle Loewe ; les rôles sur lesquels se fonde sa renommée en Allemagne sont en première ligne : la doña Anna de Mozart, la Desdemona de Rossini, la Jessunda de Spohr, la Norma de Bellini, puis dans un genre moins grandiose, mais aimable et charmant, la Henriette de l’Ambassadrice, l’Angèle du Domino Noir, la comtesse Reiterholm de la traduction de Gustave (on sait qu’en Allemagne les titres de nos opéras subissent fréquemment des modifications nécessaires) ; ce personnage de la comtesse surtout lui sied à ravir. Il faut voir quel ton de cour, quel goût, quelle dignité souveraine, quelle distinction dans le maintien et dans la mise ! Et puis à Berlin on comprend cette musique de Gustave, on aime ce joli chef-d’œuvre que nous n’avons jamais voulu apprécier, peut-être à cause des acteurs et des actrices, qui ne savent rien exprimer de cette finesse, de cette grace mélancolique, de ce je ne sais quoi de comme il faut que M. Auber a mis dans sa partition. Jouer la tragédie, se pénétrer des passions d’un autre temps, les rendre avec énergie et puissance, être Iphigénie, la Vestale, Norma, cela me paraît un art grandiose, sublime ; mais ce qui m’étonne davantage peut-être, c’est qu’on sache marcher et se tenir lorsqu’il s’agit de rendre ces passions sous les apparences du monde où nous pouvons les rencontrer, et qu’on le fasse sans exagération, sans embarras, avec politesse, convenance et bon air. J’avoue que Molé me semble encore plus merveilleux que Talma. Pendant les six derniers mois que Mlle Loewe a passés à Berlin, chaque fois