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qu’elle jouait, un petit homme à l’œil intelligent et vif, au sourire inquet et nerveux, venait s’asseoir dans une loge, et, d’un bout à l’autre de la soirée, écoutait religieusement. Or, cet auditeur mystérieux, c’était tout simplement l’auteur des Huguenots et de Robert-le-Diable, Meyerbeer, qui, du fond de sa cachette obscure, suivait dans ses moindres inflexions cette noble voix pour laquelle il écrivait alors son nouveau chef-d’œuvre, et ne se lassait pas d’étudier ce talent qu’il a pris à tâche de produire en France. Meyerbeer est ainsi fait ; il court le monde à la recherche des belles voix dès qu’il en rencontre une, il la note sur ses tablettes, et va se composant de la sorte une troupe idéale qu’il rêve incessamment pour l’exécution de sa partition prochaine. La voix de M. de Candia, la voix de Pauline Garcia, la voix de Sophie Loewe, toutes y sont ; il les porte sur lui jour et nuit, et sait mieux que ceux qui les possèdent le parti qu’on en pourrait tirer dans l’occasion. Vous verrez qu’un de ces jours Meyerbeer prendra la poste et s’en ira noter en Italie les voix de Moriani et de Poggi, les seules qui lui manquent, je pense. Ne trouvez-vous pas qu’il y a quelque chose de fantastique dans cette manière de faire collection de soprani, de ténors et de basses-tailles ? Meyerbeer vous découpe une belle voix, ni plus ni moins que ce diable qui prend au clair de lune l’ombre de Peter Schlemihl, la plie avec grand soin et l’enferme dans son portefeuille.

Maintenant, s’il faut dire toute notre pensée, nous croyons qu’en dépit de tant de magnifiques avantages que personne en Allemagne ne lui conteste, et qui font d’elle une cantatrice d’opéra de première volée, en dépit du patronage actif et militant de Meyerbeer, Mlle Loewe ne sera point engagée à l’Académie royale de Musique. D’où vient cela ? Quelle force mystérieuse, quelle puissance souveraine se révolte aujourd’hui contre l’autorité du génie et du succès ? il ne nous appartient pas d’entrer dans les secrets de l’administration ; nous discutons ici une question d’art, et c’est à ce titre que nous déplorons les difficultés qui s’opposent aux débuts de Mlle Loewe, car il ne s’agit pas cette fois seulement d’une grande cantatrice que l’on pourrait avoir, et dont on prive, de gaieté de cœur, le répertoire, mais d’un chef-d’œuvre qu’on éloigne peut-être sans retour de notre première scène lyrique. En effet, sans Mlle Loewe, l’opéra de Meyerbeer devient impossible, et rentre dans la catégorie de ces illusions sans nombre dont on berce éternellement le public, fatigué jusqu’au dégoût des plagiats de M. Donizetti. Chacun sait que Meyerbeer est l’homme du monde qui met le plus de soin et de persévérance à combiner entre elles toutes les chances du succès, et cela se conçoit : l’homme qui a passé quatre ans à élaborer une œuvre dans les veilles, le recueillement et la méditation, ne va pas la jeter au public avec cette ridicule étourderie d’un improvisateur italien, qui compte ses semaines de travail par des partitions en cinq actes. Or, lorsque Meyerbeer a tant fait que d’écrire un rôle tout entier pour une cantatrice qu’il aime et qu’il admire, lorsqu’il a tant fait que de noter sa musique dans la gamme d’une voix dont il connaît les moindres ressources et dont il aura sans doute utilisé les plus secrètes inflexions, ce serait supposer au grand maître une singulière bonhomie que de croire qu’il