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REVUE LITTÉRAIRE DE L’ALLEMAGNE.

on en compta cinq mille neuf cent trente. Maintenant, le nombre des publications annuelles flotte entre sept et huit mille, c’est-à-dire que, dans moins d’un quart de siècle, il a été plus que triplé. De cette masse effrayante d’ouvrages édités par un millier de librairies, retranchons d’abord une quantité de brochures éphémères sur toutes les questions d’art, de politique, de philosophie mises à l’ordre du jour, plusieurs centaines de livres élémentaires, de manuels, de traités à l’usage du peuple, plusieurs réimpressions d’anciens ouvrages ; toute soustraction faite, il reste encore dans le domaine de la science et de la littérature nouvelle plus de quatre mille ouvrages. La théologie, avec ses subtilités, ses controverses, ses enseignemens, en prend une très grande part. La jurisprudence, la médecine, les mathématiques, l’archéologie, l’histoire, n’occupent pas proportionnellement un aussi grand nombre d’écrivains. Cependant, la masse des publications de cette classe s’accroît graduellement chaque année. Ce qui augmente bien plus encore, ce sont les ouvrages d’économie politique, de technologie, et de pédagogie. Enfin la littérature occupe à elle seule près d’un tiers des longs catalogues des foires de Leipzig. C’est là qu’il y a de grandes misères et de douloureuses déceptions, des romans qui apparaissent resplendissans de jeunesse et de fraîcheur, revêtus d’une belle couverture bleue, parés et coquets, impatiens de faire, comme des fils de famille, leur entrée dans le monde, des poèmes qui aspirent à émouvoir la foule insensible, et que le libraire enterre obscurément avec un billet de banque de moins dans sa caisse et un regret de plus dans le cœur en répétant les paroles de Bürger : Les morts vont vite. C’est là que le pâle génie de la traduction et de l’imitation ouvre ses ateliers aux contre-sens et aux phrases tronquées, et fatigue chaque jour quelques centaines de plumes à son service. C’est là surtout que se manifeste l’industrialisme de la librairie allemande, car elle en est venue là aussi, cette riche et puissante librairie, elle entre dans le matérialisme de sa mission, elle fait du métier, elle en fait même aux dépens de ses voisins. En Allemagne, on imprime Jocelyn et les Feuilles d’Automne sur un papier gris avec des caractères bâtards, et un profond mépris pour l’orthographe. Les vers boiteux, tronqués, alignés à la suite l’un de l’autre, sans accent et sans ponctuation, par un compositeur qui ne sait pas un mot de français, passent sous les yeux d’un correcteur qui n’en sait guère plus et qui livre ainsi au public l’œuvre de nos premiers écrivains. Il y a là plus qu’un vol de propriété, il y a une profanation honteuse de la pensée. Donc, quand on en viendra à discuter encore cette vieille et hideuse question de la contrefaçon, on fera bien de ne pas s’occuper seulement de la contrefaçon de Belgique, mais de penser aussi à celle d’Allemagne, et nous osons croire que, si quelques spéculateurs redoutent de voir promulguer la loi qui condamnerait leur rapine, la plupart des libraires d’Allemagne, les plus honorables, les plus influens, appellent cette loi de tous leurs vœux et la soutiendraient de tout leur pouvoir.


X. Marmier.