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Mlle DE LESPINASSE.

I.

Il est rare que l’on ouvre un livre portant le titre de mémoires sans y découvrir que personne n’a véritablement connu le cœur de l’écrivain, et cependant ces mémoires secrets ne sont pas toujours des protestations contre l’opinion des hommes. Ceux qui font eux-mêmes l’histoire de leurs sentimens sont des êtres supérieurs difficiles à apprécier. Le public, étant composé d’esprits bornés et d’ames vulgaires, mesure tout légèrement, avec un compas étroit, sans avoir ni l’intelligence, ni le goût nécessaires pour approfondir les caractères et reconnaître les motifs des actions.

Jamais je ne fus si frappé de l’énorme différence qui peut exister entre la vie apparente d’une personne et sa vie véritable qu’en cherchant à connaître Mlle de Lespinasse. Enfant adultérin d’une grande dame, objet d’effroi et d’aversion pour une famille puissante qui la repousse, abandonnée à elle-même dès l’âge de seize ans, Mlle de Lespinasse passe les années de sa jeunesse dans un état voisin de la domesticité. Elle montre toutes les vertus des ames froides : la patience, la résignation, la douceur ; elle supporte sans murmurer les mauvais traitemens et le célibat. Les graces de son esprit la tirent de son oubli. Elle s’attache à d’Alembert, ce grand géomètre que M. de Laharpe a dépeint très faussement comme un cœur insensible. Tous les talens, toutes les illustrations du XVIIIe siècle, des princes, des